Jean-Luc Godard de Nicole Brenez par René Noël
La couverture du livre de Nicole Brenez a des airs de dada et de Georges Rouaud, le côté hirsute et insolent des couleurs primaires croisant le fer avec les idoles quelles que soient leurs bords. Ainsi que le cinéaste avant l'une de ses dernières conférences de presse par téléphonie prend soin de s'ébouriffer et de décliner deux projets de films dont l'un sur la vie et l'œuvre de Nicephore Niepce. Le dos du livre exposant quant à lui la figuration d'un visage d'enfant déterminé légendé par quelques phrases dont celle-ci : le terme d' "art " reste le nom usuel d'une pratique... cinématogrophiante, pourrait-on ajouter pensant à la vie de Godard, tant il a fait de chaque instant de ses journées une projection en langage cinématographique des points de vue sur le monde.
Les idéologies s'appuient sur des stéréotypes et des lois, quand l'art procède par inventions et constructions écrit Nicole Brenez dans les premières pages de son livre. Les idéologies dogmatiques effacent au besoin le présent pour lui substituer des faits du passé, des situations anachroniques répétées à l'identique dont seules les apparences, les appellations et les dénominations changent. L'art, quant à lui, explore l'espace-temps et trouve, depuis des évènements d'hier auxquels il greffe des matières neuves, de nouvelles positions et angles de perceptions qui modifient les relations de cause à effet entre l'image, le son, et jusqu'à leurs structures, ainsi les images spectrales le déclinent-elles dans bien des domaines de la vie concrète.
La domination et le statu quo se font appeler émancipation par les tenants des idéologies qui recyclent sans nuances les données du passé, quand l'art s'efforce de transformer le fini et les séparations entre les générations, en infini, à l'exemple de Friedrich Schlegel, il faut développer en chaque homme la nostalgie de l'infini. (p. 87). Godard pour cela ne cesse tout au long de son parcours cinématographique de déplacer les frontières et les cloisonnements non seulement entre les métiers du cinéma, n'hésitant pas à intéresser les techniciens à prendre parti sur un tournage, à inciter les acteurs à proposer des répliques et des gestes, mais entre les arts.
Trois mouvements scandent le livre. Des textes écrits ces dernières années où la philosophie, dont celle de Walter Benjamin, reconnaître le caractère non-autonome de l'art [postulat matérialisme] (p. 75), de Damascène, Épiphane,..., est mise en perspective avec les travaux d'approche du cinéaste franco-suisse. Des échanges de messages électroniques entre Nicole Brenez et le cinéaste où le mot d'esprit, le Witz, l'image par téléphonie parfois peinte par le cinéaste, donne alors des aperçus d'un don de faire, d'inventer, vital à lire l'auteur et Fabrice Aragno, ce dernier expliquant que si Godard ne crée pas en permanence, étant de fait en état d'ébullition constante, il coule aussi bien que l'inventeur du cinématographe parlant d'En présence d'un clown de Bergman alors qu'il imagine et explique à son psychiatre pourquoi et comment Schubert se noie, tombe en dépression, d'après son scénario rêvé quelques heures plus tôt. La troisième partie du livre donne un aperçu des expériences de Godard peu vues et lues de ses bandes-annonces, de ses publicités et clips, de ses films d'entreprise, commandes détournées.
L'image reste à ses yeux chimère, puisque d'images, il n'y en a, à proprement parler, jamais. Toute image étant un mythe, a coutume de dire Godard, puisque pour en faire une, il en faut deux autres qui elles-mêmes n'en sont qu'à la condition de naître de deux autres images. Godard interroge ainsi aussi bien l'iconoclasme, la pratique du monochrome, la nuit en historien des images, en peintre, coloriste qui sait que voir, les rapports entre l'appareil optique et le monde extérieur ne vont jamais de soi, relèvent du documentaire aussi bien que de la fiction du point de vue des théories scientifiques elles-mêmes.
La curiosité et la symbiose avec tous les éléments qui participent du cinématographe, le goût de l'expérimentation protègent le cinéaste de tous les académismes. Y compris dans sa période militante au sein du groupe Vertov, ce en quoi il se distingue de bien des cinéastes politiques, Godard ne répète pas des mantras écrits par des bureaux de censure d'un parti, mais cherche à dire le monde avec des moyens cinématographiques nouveaux.
Ses connaissances des moyens techniques et des multiples facteurs sociaux, matériels de l'écriture d'un scénario, du financement d'un film, de la réalisation et de la distribution, lui permettent de s'affranchir du mythe du créateur séparé de la société. Tel n'est pas toujours le cas pour nombre d'artistes, ainsi que l'écrit Adorno dans son Essai sur Wagner, le penseur allemand proche de l'esprit du réalisateur suisse par ses analyses qui prennent en compte toutes les données nécessaires à la critique du compositeur, le caractère social et historique, le matériau hérité et choisi par le compositeur, l'analyse des partitions, les faiblesses techniques du musicien participant de ses égarements, de ses abandons au mythe. Puisqu'il ne s'agit plus pour Wagner de critiquer ce dernier, de s'en affranchir, mais de faire corps avec lui, de le désirer et de le réaliser tel qu'il est jusque dans ses conséquences les plus tragiques, celles qui aboutissent à la guerre de l'homme contre l'humain.
L'époque de la mise sous cloche où chacun a été assigné à résidence et l'état de tentative de reconstitution du modèle totalitaire n'a pas tant désespéré Godard, qu'il y a vu l'occasion d'une clarification des débats où les arts princeps, qu'il a toujours eu en point de mire de ses films, architecture, sculpture et dessin, musique, peinture et poésie, reviennent au premier plan. Là aussi contre Wagner et ses visions ouvertes à partir d'un modèle fermé, soit l'accumulation de c'est ainsi n'acceptant en guise d'ouverture et d'interprétation du passé que l'ajout d'une couche superficielle d'accords quand Godard ne cesse de bousculer les arts et leurs mélanges immergés dans la société de son temps.