Arnold Schönberg, Écrits 1890-1951 par René Noël
Unir les arts
Les écrits d'Arnold Schönberg (1874-1951) publiés par Jean-Pierre Collot et Philippe Albèra sous forme chronologique pour le 150 e anniversaire de sa naissance, sont pour une grande partie d'entre eux inédits dans toutes les langues, pays, et proviennent des archives du compositeur, du peintre, de l'écrivain. Dans quelle mesure les aléas de l'édition de notre temps, régie toujours et encore actuellement par la loi du nombre décrite dans les Illusions perdues de Balzac, les livres de gare finançant les livres d'art, ont-ils accouché de cet acte d'éditeurs indépendants et constants dans leurs projets éditoriaux ? Ou dit autrement, l'édition originale et unique d'une grande partie des archives du musicien de Vienne restées impubliées jusqu'à ce jour, est un fait critique en soi de notre époque et des événements qui la constituent, contrepoint majeur Car le contrepoint est un contrepoint au non-esprit (Ungeist). (p. 514) de toutes théories et pratiques en devenir.
Poèmes, aphorismes, réflexions sur soi, impressions sur la guerre traduites en météo du jour, fictions, livrets, essais théoriques, notes sur ses contemporains, défense des juifs et du judaïsme : Le chemin biblique, (p. 515) achevé le 26 mai 1933, Moïse et Aron, l'aide concrète et matérielle de Schönberg pour permettre à des juifs d'Europe de s'exiler ainsi que Max Horkheimer s'y est lui aussi employé... la matière de ce livre est considérable et actuelle, l'entre-deux ici figuré par des artistes et des sociétés partagés entre les déterminismes, les théories cycliques de l'histoire et les visions du monde contemporaines de la physique d'Einstein où le temps, attention portée aux rythmes des hommes et de chaque espèce de la nature, et l'espace ne sont plus séparés, créent à partir de là des formes aux contenus singuliers. Un atelier vivant de l'artiste qui cherche à incarner les traditions et les héritages en émancipant le particulier de la tutelle de l'universel réducteur, castrateur, cousin du Zibaldone de Giacomo Leopardi.
L'ordre chronologique, une table thématique permettant de choisir d'autres voies de lectures, plonge le lecteur dans le présent de l'artiste proche de l’esprit de die Fackel, la revue de Karl Kraus pour laquelle il écrit, n'hésitant pas à ironiser à l'occasion la figure du polémiste qu'il admire durablement, bien que celui-ci refuse assez souvent ses textes polémiques. Ainsi lorsque Schönberg prend à partie nommément certains critiques qui éreintent systématiquement ses créations musicales par principe, parce que c'était lui - proche de l'énervement d'Ingmar Bergman qui a fini par en venir aux mains avec un critique de théâtre qui l'avait longtemps pris sytématiquement pour cible sans jamais faire semblant de prendre en compte ses partis-pris de mises en scène.
Alors que le dire et le faire politiques s'opposent frontalement, la première guerre mondiale fait opportunément office d'idée, ainsi que Robert Musil le vit et l'écrit, Braque et Picasso, Kandinsky... créent d'après des mémoires et des expériences qui ne se limitent pas à des contre-modèles hypothétiques de ce qui aurait pu et dû devenir si les promesses du contrat social avaient été le moteur des gouvernements, depuis la Révolution française, mais plongent dans une intériorité sans mélanges à la recherche d'une profondeur nouvelle. Ils ramènent à la surface des faits d'art qui se substituent aux hauteurs supra-célestes ainsi qu'Arnold Schönberg s'y emploie à Vienne, cherchant à unir les couleurs, les notes, les mots.
Un renversement des valeurs ne satisfait que le statu quo. Schönberg résout le problème de l'inadéquation de l'objectivité figée dans son obsession de garder la main et du sujet plongé en lui-même, la profondeur explorée dans toutes ses dimensions, empiriquement, à tâtons et spirituellement. La création du matériau printanise le passé. Tari, retardataire, soumis à des répétitions stériles qui ont perdu tous souvenirs des idées premières dont elles sont les échos, l'art d'hier devient proche, sensible à nouveau.
Traduction de trois siècles de traditions musicale ayant épuisé ses capacités de renouvellement, dans la tonalité, ce sont les contraires qui agissent et relient. Il s'agit presque exclusivement de contrastes, ce qui explique l'effet extrêmement synthétique de la tonalité., la musique tonale, au bord du naufrage par saturation des combinaisons de notes ne pouvant qu'être répétées, risque de devenir simple musique d'accompagnement des flux de production et de consommation de marchandises. La pratique musicale de Schönberg arrive à ce constat que les visions émancipatrices, le contrepoint et l'atonalité dispersées dans les compositions (p. 341) de ses prédécesseurs, doivent mûrir jusqu'à obtenir des partitions sans équivoques de faits musicaux. Si la technique dodécaphonique extrait in vivo l'origine, elle ne l'extirpe, ne la nie pas, mais la décharge de toutes les erreurs dont elle a été à tort tenue pour responsable, sa réussite hors de tous éclats réactifs inscrits dans l'après coup a la teneur du tonnerre lié à l'éclair et à la foudre. Le devenir évident et énigmatique une fois le matériau, la forme et le contenu informant les hauteurs, l'éther, posés - soit le langage de la musique rendu à lui-même, émancipé de toutes les images expressionnistes et impressionnistes qui la rendent inaudible - libère les idées toutes faites, aussi bien que Totalité et infini d'Emmanuel Lévinas nomme les mémoires plurielles de l'occident, et La passion selon Marc. Une passion après Auschwitz, du compositeur Michaël Lévinas, créée en 2017 à Lausanne, indique une voie d'avenir possible.
Révolution contre tournant, la technique des douze sons coupe court à tous récits, développements linéaires et à toutes ellipses, miroir de l'immémorial-matrice de toutes les symétries, modes de reproduction de la vie. Entre dynamisme et stase, cette technique romp avec la tonalité tout en étant à la recherche d'une forme imitée de celle-ci pour se développer, paradoxe qui ne sera en partie résolu que par des compositions mixtes, tonales et atonales, voie choisie par Alban Berg et qu'Arnold Schönberg empruntera lui aussi, à sa façon, inimitable. L'atonalité est un fait potentiellement révolutionnaire quand son auteur ne l'est pas, pragmatique aussi bien que cet autre viennois, Sigmund Freud, nés tous deux sous le signe du déterminisme et défricheurs de voies les plus à même de faire vivre les traditions, Nous étions tous plutôt conservateurs - mais conservateurs au sens de nécessités reconnues ou pressenties (p. 1048) écrit-il ainsi en 1936, à l'occasion du 25e jour anniversaire de la mort de Mahler, à propos des artistes viennois de son époque. Ses écrits participent de son vœu jamais éteint de répondre de l'absolu, inatteignable, qui l'a magnétisé toute son existence, Arnold Schönberg vit pour réaliser une union des arts, de la peinture, de la musique et des mots, étape à ses yeux sur les chemins d'une société émancipée de ses démons.