Mario Luzi, Étude sur Mallarmé par René Noël
Mandorle
Giacomo Leopardi et Dino Campana dont le poète et critique Mario Luzi (1914-2005) se sent proche, sont les témoins de la fin de l'unité de la chose et du mot décrits par Alessandro Manzoni dans son roman Les Fiancés, à l'heure où les pouvoirs du Prince et de l'église se délitent et que le Risorgimento, la nécessité de l'unification italienne, s'impose à tous. Cet appel à faire l'Italie fait naître les ambitions et les concurrences d'idées pour donner vie à ce concept d'unité, sans résultats probants sur le plan politique, Les associés, qui pendant plus de vingt ans, ont eu l'occasion de mettre à leur guise l'Italie en coupe réglée, de la couvrir de honte, de la précipiter enfin vers cette ruine et dans l'abîme où Dieu lui-même a peur de regarder, parvinrent à faire passer pour une activité politique la destruction, la radiation à vie, et l'oblitération totale des signes de vie. écrit Carlo Emilio Gadda - première phrase de son essai posthume, éros et priape - et libère les imaginations à la recherche de l'idée propre à incarner cette unité.
Comparatiste, Luzi voit durant les années cinquante du vingtième siècle, dans les vers de Stéphane Mallarmé, une matière idéale plus forte que tout maniérisme propre à clarifier son rapport à sa propre langue, et notamment vis-à-vis de deux poètes à la pointe du courant de l'hermétisme en Europe, Giuseppe Ungaretti et Eugenio Montale qui l'attirent et avec lesquels il converse. Internationaliste du verbe, insatisfait tout autant que Gadda de la tournure de l'histoire, sans doute perçoit-il depuis l'émergence des avant-gardes qu'il lit et côtoie, combien les mémoires ne se satisfont plus des seules transmissions de faits culturels quand les hommes qui les font tombent dans l'oubli, pris par les lois accélérées de la succession et du temps linéaire.
Mais tout autant sait-il qu'il ne peut renoncer à un classicisme qu'il voit trôner tout en haut, aussi bien qu'il perçoit dans la poésie de Mallarmé une sublimation de l'école symboliste, le printemps d'un parti pris stylistique sans exemple et sans postérité - Ce ... que Valéry visait n'était pas l'absolu de la poésie, mais le possible de la poésie : possibilité signifiée par une série de personnages plutôt que de symboles : Monsieur Teste, la Jeune Parque, le Serpent, Léonard, etc. (p. 58) - dans la mandorle (qu'est-ce qui se tient dans l'amande ? / Le Rien. ... Amande vide, bleu roi. écrit Paul Celan dans le poème Mandorle, 1963) - qui instruit Luzi d'une expérience de la négativité, de l'entre-deux proche des poétiques de Philippe Renard et d'Yves Bonnefoy, aboutissant à une positivité irréelle, accidentelle, et non réitérable par le profane.
La question de la continuité, proche ici de celle de la parousie, dans le cinquième chapitre, l'avant dernier de cet essai, qui précède la lecture du poème Un coup de dés, situe dès lors la poétique de Luzi cherchant le concept révélateur propre à transformer la vérité éclair, des instantanés extraits d'un vrai incertain et fragile, en lumière sûre et constante. Il lui délègue cette mission. sa réflexion remonte à la période axiale de la poésie, les XIII et XIVe siècles, pour opposer la poésie de Dante à celle de Pétrarque : la première, projetée hors d'elle-même par l'extrême urgence morale et religieuse, poésie missionnaire, prophétique et dialogique, vivant dans un présent historique et apocalyptique toujours renouvelé écrivent en introduction les préfaciers et traducteurs (p. 19). Arnaut Daniel et Guido Cavalcanti, poètes aux avant-postes et initiateurs du dolce stil novo, ne sont pas cités ici.
Auparavant, en amont du livre, Mario Luzi analyse dans trois chapitres, les premiers poèmes, Igitur, Hérodiade, qui constituent autant de défis d'une initiation de la part du riverain de Valvins. La poésie de Mallarmé progresse à ses yeux degré après degré vers l'accomplissement du verbe - appelé à se substituer à La loi, tout en s'efforçant de garder la valeur littérale et historique de l'ancien testament selon les vœux de Tertullien, ainsi qu'Erich Auerbach, auteur d'Écrits sur Dante, le souligne dans Figura, gageure tant la nouvelle parole déplace le sens et modifie les ententes des textes originaux, instaurant un mode de préfiguration appliqué aux origines en flagrant délit de contradiction avec la conquête du libre arbitre revendiquée par les tenants de celle-ci. À cet égard, Luzi n'a pu vérifier, faute d'une édition complète de ses esquisses à l'époque où il rédige cet essai, que Mallarmé ne s'en est pas tenu au Coup de dés - l'édition de Bertrand Marchal en deux volumes de la Pléiade donnant à lire [Notes en vue du " Livre "], Notes pour un tombeau d'Anatole, [Epouser la notion]... - et n'a cessé d'expérimenter les structures des mots et des images jusqu'à la fin de sa vie.
Luzi dialogue avec plusieurs générations de poètes italiens, français et d'autres pays, d'autres langues. S'il ne fallait citer que deux poètes italiens dont il a été le contemporain, Eugenio de Signoribus, poète ascétique et en attente de signes d'un réel en retrait, serait le poète le plus proche de sa poétique, le second, Andrea Zanzotto, le plus éloigné, donnant des issues aussi inattendues que lumineuses, dès la Beauté (1968), à une tradition hermétique dont il subvertit les structures, les perspectives, les rythmes, les champs, les forces d'attraction, les grammaires et les syntaxes en profondeur, donnant les plans, les descriptions d'un paysage et de ses mémoires inédites, Somme de sommets d'irréalités, pays / qui vers le zéro s'éboule et engendre pourtant à vue d'œil... écrit-il dans un sonnet adressé à Franco Fortini. Soit un lieu et des formules que Mario Luzi a quant à lui écrits par à-coups, par épiphanies - titre d'un de ses poèmes de 1955 citant The waste land de T.S. Eliot et répondant à un poème d'André Frénaud - dispersées dans les signes du hasard, l'absolu de Mallarmé, fidèle à l'inadvenu rémanent.