Fernand Verhesen, L'offrande du sensible par René Noël

Les Parutions

23 déc.
2024

Fernand Verhesen, L'offrande du sensible par René Noël

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Fernand Verhesen, L'offrande du sensible

À la lumière des ténèbres

 

Coupe transversale de la poésie de Fernand Verhesen, né en 1913 et disparu en 2009, cette anthologie donne la priorité aux poèmes écrits à partir des années soixante-dix. Franchir la nuit (1970), L'Archée (1981), publiés in extenso et des extraits de six autres livres, dont Voir la nuit (1947), incarnant une étape essentielle de l'évolution de sa poésie, écrit dans sa préface l'éditeur de ce livre. Le poète bruxellois y opère une subversion des modes de représentation du monde longtemps à la recherche d'une langue à même de restituer en toute confiance ces mouvements d'un espace du dedans. Ses essais, ses créations de revues, de banques de données, d'institutions, témoignent d'une poétique active avant même les premier vers écrits - Dans la sève des arborescences profondes / L'écarlate écheveau des racines / Met le cap vers le cœur de la terre ... (p. 23) - et parlent déjà la langue d'un nouveau monde indiqué, abordé par Le bateau ivre d'Arthur Rimbaud, continent d'où partent et accostent maintes poétiques depuis Lautréamont, Michaux, Albiach (Flammigère), Denis Roche (Forestière Amazonide)...

 

Aux acteurs d'une révolution touchant tous les modes de représentation, Guillaume Apollinaire, Pierre Reverdy, les poètes surréalistes, Paul Nougé..., Fernand Verhesen répond par une clarté et une concision surgie à l'épreuve de l'étranger, dans la découverte de la langue, des cultures hispaniques lors d'un long séjour à Madrid. Traduire a tant d'acceptions que toutes les structures, les grandes divisions, à commencer par le temps et le non-temps couverts par le mythe à figure de Gorgone - l'espace et soi-même, séparés -, manœuvrent, se cabrent contre les idées reçues, les positions figées, là où les poésies subjectives et objectives sont opposées ou unies blocs à blocs aussi bien que sur les cartes marines, l'atlantique et le pacifique se tiennent dans leurs limites et bleus distincts.

 

La traduction pour Verhesen s'avère un moyen pratique de recomposer, de déplacer les grands équilibres des structures de la civilisation, de nos façons de faire société, à partir des manières de parler et d'agir de nos vies quotidiennes. Soit un matérialisme critique d'un matérialisme biaisé, ce dernier tyran du temps et des modalités d'échanges ayant défini une fois pour toutes les hiérarchies, les rapports de subordinations entre toutes les formes de vie, l'atomisation de la société absorbant le devenir et le mouvement, source de toutes les aurores, des métamorphoses et des transformations continues des mémoires et des futurs, répliquant au principe d'égalité par l'uniformisation des désirs devenus besoins.

 

Les traductions des poèmes d'António Ramos Rosa, de César Vallejo, de Roberto Juarroz, d'Alejandra Pizarnik - la langue natale châtre, écrit cette dernière, lorsqu'elle ne se baigne plus dans les eaux des autres idiomes - ... traduisent la poésie en poésie, les mondes en mondes. Un principe d'identité et une évidence qui aux yeux de Verhesen qui transpose leurs poèmes en langue française et correspond avec eux durant des décennies, décrivent et immédiatisent le plus précisément possible le lieu où une répétition, une rime, créent l'altérité, les domaines du visible et de l'invisible eux-mêmes traversés par un mobilisme en devenir, traduit dans le vent (p. 153), le réel se stabilise en un principe d'inachèvement des formes de vie. Le mythe et le temps ne sont dès lors plus isolés l'un de l'autre par une ligne imaginaire aux confins du mirage et de l'oubli, mais liés par un espace commun lu, vécu dans l'infra-ordinaire, là où les formes abstraites et figuratives coexistent, en-deçà et au-delà des héritages admis.

 

Nous échappons à l'immobile / tout geste déplace les murs / Le temps pour énigme / nous avançons hors parenthèses / Les lieux nous parcourent / dans l'instant du visible / L'image inattendue / déplace un même souffle / L'analogie n'exile / que des reflets complices / Ce qui change demeure / au centre de nous-mêmes (Les clartés mitoyennes, 1978, p. 75). S'affirme dans les poèmes de Verhesen, une réciprocité entre la nature et nous. La nature est active dans chacun de ses poèmes, tournée vers nous, manifestant autant de curiosité envers nos actions et nos rapports à elle que nous envers elle.

 

Ainsi la profondeur, la verticalité, les dehors et les dedans traduits - ce que contient une œuvre littéraire en dehors de la communication ... n'est-il pas généralement tenu pour l'insaisissable, le mystérieux, le " poétique " ? écrit Walter Benjamin - dans les écrits de Fernand Verhesen, changent de positions aussi bien qu'Arthur Rimbaud et Paul Celan écrivent l'un Là tu te dégages / et voles selon ... et le second, prends plutôt l'art avec toi dans la voie qui est le plus étroitement la tienne. Et dégage-toi, la hauteur de côté. Le jour et la nuit faits de lumière des ténèbres, d'inconnu, matières sensibles et concrètes, ne renvoient plus mécaniquement l'une à l'autre, agrandissent et renouvellent dès lors les champs des possibles et des impossibilités, inaugurent le futur.

 

 

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