Elio Pagliarani, Carla, une jeune fille par René Noël
Soixante-quatre ans, l'écart temporel entre l'édition italienne, 1960, et sa traduction française, 2024, de ce poème pensé, écrit Elio Pagliarani, dans un premier élan pour le cinéma néo-réaliste de De Sica-Zavattini, n'est-il pas la focale de ce poème permettant de définir l'image aux yeux du poète, membre du Gruppo 63 ? Plans moyens, plans américains, plans larges, gros plans et séquences, points de vue panoramiques et de détails, humeurs notées aussi bien que lumière et formes des structures des rues et des bâtiments, rythment un synopsis jeté sur le papier, esquisse, dessins qui donne des styles et des moyens d'expression alternés - descriptions, récitatifs, scènes de la vie quotidienne qui en font un poème remarquable dans l'histoire de la poésie italienne de l'après seconde guerre mondiale.
Dans une logique de champ et de contre-champ, le lecteur d'aujourd'hui peut ainsi observer la position des avant-gardes en Italie rapportée à leur matrice, le futurisme italien, et les échos du dadaïsme, du surréalisme et d'autres écoles ayant initié des poètes singuliers, ainsi du courant minimaliste accouchant de la poésie de Leonardo Sinisgalli, jusqu'aux fruits de leurs postérités d'aujourd'hui en Italie. Ailleurs l'expérience a été faite par William Carlos Williams dans son poème Paterson paru entre 1946 et 1958 dans lequel le langage poétique neuf et les formes lexicales, grammaticales, les canons littéraires, examinent par le menu les photogrammes du réel métamorphosé par les passages des générations. Carla, une jeune fille, actualise ainsi les traditions de l'antiquité qui dans la fondation d'une ville, ont vérifié les capacités d'observation du réel, l'œil lavé de ses habitudes de conducteur de cécités.
Carla, une jeune fille, chronique rejoue le lyrisme épique, l'éducation sentimentale de Flaubert qui en Italie, depuis Récit italien d'un inconnu du vingtième siècle de Carlo Emilio Gadda inspiré lui-même par Les fiancés d'Alessandro Manzoni - ce dernier proche de la Reprise de Kiergegaard et des fiancées de Kafka nés sous le signe du libre arbitre appelé, dans un lointain avenir qui le reste à nos propres yeux aujourd'hui même, à briser la loi du père : Le satyre de la forêt de ciment / rentre chez lui dégoûté / C'est donc ça / ce que nous avons dans le sang? / ou alors c'est dans les lunettes ? Pour l'heure / il est vraiment temps de changer de monture. (p. 23) - la position du je dans l'histoire, un lieu, n'a pas manqué de prosateurs qui ont saisi cette modernité à bras le corps, d'Elsa Morante, de Tommaso Landolfi, d'Alberto Moravia à Italo Calvino.
Ulysse, Dante et Leopardi, rôdent dans ces rendus d'une ville faite de mots écrit Franco Fortini à la lecture de ce poème, cité par Ada Tosatti dans sa préface, avant toute chose aussi bien, la question des idiomes conjugués par Dante et la position du sujet écrite par le poète de Recanati, sont redites du point de vue objectif d'une jeune fille sans opinion qui juge, pèse sur le vif les instantanés d'un paysage urbain, Milan, et le déséquilibre inhérent, semble-t-il, puisque l'omerta gouvernant les rapports entre les hommes et les femmes n'est jamais trahie dans cette société italienne d'après guerre, à l'espèce humaine, alors qu'elle expérimente la vie du point de vue d'une travailleuse qui voit sa propre famille et le monde proche de celui de Mamma Roma, film de Pasolini, avec circonspection.
Le postulat était celui de la nécessité de l'expansion du langage poétique (p. 98). Tout l'enjeu consiste à savoir si il s'agit de remplacer des expressions désuètes par des mots de la rue, de rafraîchir les usages de la langue poétique, les nouvelles formes convoquées par le poète actualisant dès lors un déterminisme qui juxtaposerait des canons littéraires, aussi bien que Michelangelo Antonioni dans Blow up filme l'histoire du pixel graduel, les jeux de l'œil et de ses objectifs photographiques, cinématographiques, hérités des arts de peindre et de leurs révolutions jusqu'aux papiers collés de Georges Braque.
La poésie selon Pagliarani et les revendications de novation du Gruppo 63 ne feraient-elles que reconduire une division du travail ? ainsi que la suite des propos du poète le laisserait deviner, le genre provient de l'enrichissement du vocabulaire, mais la volonté-nécessité de l'enrichissement que signifie-t-elle sociologiquement : liberté, anarchie, choralité, participation plus large ou pression de la part de nouvelles classes ? les classes sociales s'empilant alors sans qu'elles se fécondent mutuellement, ainsi que Cavalcanti et Dante l'ont réalisé, n'oubliant pas quant à eux de subvertir les matériaux de base, ne se contentant pas d'imiter la polyvalence réduite à une interchangeabilité générale que Les temps modernes de Chaplin ont restituée sous tous ses aspects. Tel constat conduit à s'interroger sur le bien-fondé d'une répétition des avant-gardes aussi bien qu'un trait serait suivi de son retrait.