Louis Zukofsky, Ferdinand (1) par René Noël
Du je au il
Ferdinand, titre d'une des rares proses écrites par Louis Zukofsky * et prénom de l'anti-héros de ce livre, est aussi celui du linguiste Saussure, le poète ayant peut-être songé involontairement à cette filiation, lui qui n'a eu de cesse dans ses écrits que de désocculter les signifiants et les signifiés ? Roman fait de trois parties, les deux premières ayant lieu en Italie, la troisième partie, la plus conséquente, se déroulant aux États-Unis, ce roman de formation ainsi que l'analyse Pierre Parlant dans sa préface, n'a-t-il pas plus d'un atome crochu avec Amerika de Franz Kafka, autre roman initiatique ?
Et le poète new-yorkais n'a-t-il pas quelques points en commun avec l'écrivain pragois ? ainsi, celui-ci découvre-t-il avec enthousiasme Shakespeare joué en yiddish au théâtre, langue qu'il parle avec ses parents, découverte qui l'incite sans doute à composer Le poème commençant par " la " où s'affirme déjà un art du montage et de la citation très novateurs, si bien qu'il précipite l'imagisme vers sa fin. Quand Kafka s'intéresse quant à lui de près au théâtre yiddish, renvoie l'expressionnisme à un formalisme arrivé à son terme, inaugurant une nouvelle forme de réalisme, de matérialisme où le songe, le rêve, et les sensations se mêlent naturellement. Ferdinand donnant à lire lui aussi des cas pratiques où ces trois états se mélangent dans les actions les plus triviales.
L'objectivisme, décrit par Zukofsky dans Un objectif & deux autres essais - écrit en 1930 et traduit en 1989 pour la première fois - Les Objets de la Poésie : Poèmes - compositions rythmiques de mots sont :A) l'Image, B) le Son, C) Le Jeu des Concepts (jugements faits d'autres mots, soit abstraits, soit concrets, soit les deux à la fois), conjugue la précision et l'invention, les vagues mouillées d'Homère, non pas nos vagues mouillées. Le poète américain construit l'objet où le je, ses reflets et les réalités extérieures se séparent et s'estiment à nouveaux frais.
Ce sont autant de modes exploratoires du réel jamais achevé que Benoît Turquety donne à lire dans son livre Danièle Huillet et Jean-Marie Straub " objectivistes " en cinéma, les deux cinéastes réalisant Amerika rapports de classe, l'essayiste reliant les pratiques et les intentions du poète Louis Zukofsky et celles des deux cinéastes à travers le cadrage, le montage des séquences, les renouvellements des angles de vue, la lumière, qui leur sont communs, le roman de Zukofsky décrivant une scène de rêve où la pellicule casse - aussi bien que dans Persona d'Ingmar Bergman l'image noircit et brûle, le film se libère de son réalisateur et vit sa vie.
Ainsi ce qui, au-delà de l'émancipation de soi par rapport à la loi du père, lie ces auteurs, c'est le constat que la création de soi ne peut en aucun cas être dissociée du contrat social, ce que Pascale Casanova développe dans Kafka en colère. Ces mélanges d'humeurs instables et les preuves autour de soi que les anciens parapets s'effondrent, donnent le la aux innovations formelles autant chez l'un que chez l'autre écrivain. Kafka meurt en 1924, irréconcilié. Zukofsky écrit " A " entre 1928 et 1974. Alors qu'il termine " A " 9 et " A " 10, il commence en 1940 la rédaction de Ferdinand, achevée en 1942, interrompant l'écriture de " A " et ne la reprenant qu'en 1951. Le choc de la débâcle en France et en Europe, la rencontre avec Celia et la naissance de son fils qui sera musicien, Paul, analyse Philippe Blanchon dans sa postface, le déterminent probablement à enquêter autrement sur les nouveaux outils propres à nommer les travaux et les jours de son temps qui sont les nôtres aujourd'hui.
Tandis que l'expressionnisme subverti par l'écriture de Kafka passe par les modifications des représentations de l'espace, des lois de la géométrie et des modes de description au moyen d'une langue simplifiée, Zukofsky creuse la langue ordinaire, proche de Ludwig Wittgenstein rédigeant de De la certitude et Grammaire philosophique, ouvrages dans lesquels le philosophe trouve des ponts entre la langue parlée et la langue conceptuelle. Le poète quant à lui trouve des liens nouveaux entre les sonorités et les significations des mots afin de gagner en précision, quelle que soit l'époque prospectée.
Kafka et Zukofsky lisent le kaïros de leur époque, pratiquent tous deux une forme respective et singulière de distanciation entre soi, autrui et les phénomènes vivants, les regards et ressentis des mondes du dehors sur les actions humaines eux aussi fortement modifiés par ces visions nouvelles jusqu'à réexaminer les faits de civilisation, ayant en commun des regards sur la Chine, La muraille de Chine de Kafka et le Pichet de Zukosky dans Un objectif, soit des exemples concrets, l'éloignement mesurant l'immédiateté, facilitant la lecture du présent, traduire relève alors de l'art d'observer les dédales des passages de la sphère publique à la sphère privée, du il au je et du je au il.
* La revue Europe a publié en 1977 un dossier consacré aux objectivistes en France, écrit pour mémoire Abigail Lang en ouverture d'un dossier dirigé par ses soins et consacré à Louis Zukofsky, né en 1904 à New York, dans la même revue du mois de mars 2024. Dossier où elle donne à lire ses traductions de larges extraits de 4 autres pays, poème inédit du poète américain fait de 219 quatrains, alors qu'il visite l'Europe avec Celia, son épouse, et son fils Paul, âgé de 14 ans, présents dans son poème " A ". Dossier précédé d'un autre dossier consacré à Anne-Marie Albiach qui a traduit partiellement " A 9 " de Zukofsky.