Photocall de Vincent Broqua par Jean-François Puff
Photocall déroule le tapis rouge. Il peut venir parader, sur la scène de ce poème, non pas telle ou telle star, mais démocratiquement la multiplicité des manifestations de désir.
Le livre n’a pas de sujet, dit l’auteur dans un dialogue final, « sur la fin de l’amour, l’écriture, etcetera ». S’il en avait un, ce serait : ce que le médium fait à l’amour. Ou encore : ce que le trouble dans le genre fait au langage. C’est aussi ce qui fait des séquences hétérogènes de Photocall, un livre.
L’hétérogénéité revendiquée relève d’une esthétique du divers : il ne s’y manifeste pourtant pas l’agressivité d’une défiguration formelle. Cela aussi fait de ce livre un poème amoureux (plutôt qu’un poème d’amour). On y passe, du long poème en longs vers libres à reprise anaphorique, au poème e-mail en vers très courts ; d’un poème l’autre, par des flèches situées en bas de page ; du dispositif décrivant une performance virtuelle, avec ekphrasis de vidéo, à un « essai-poème » implémenté de longues citations (de Genet, Guibert, Baldwin, Denis Roche…). On va de l’un à l’autre, par des effets de continuité formelle et thématique, avec rebond, dans la danse (sur le modèle « formule flirt » d’Anne Portugal). Peindre, non pas l’être mais le passage, écrivait Montaigne – l’un des modèles. Avec humour, car on rencontre aussi Gainsbourg : il est bon d’avoir « comic strip » et ses onomatopées dans la tête pour lire ce livre sur le bon tempo.
Alors, frivolité, badinage ? On trouve ces mots dans le livre ; parler de « marivaudage contemporain » à propos du dialogue final serait un cliché. Il faut l’entendre, mais ce dégagement ne se comprend qu’en toute conscience des enjeux qui sont poétiquement pris en charge par Photocall.
Car ce qui fait la nécessité des deux sujets possibles du livre, c’est d’abord une stupeur, produisant un bégaiement ; c’est la « manif pour tous », signifiant pour l’auteur : tu n’es pas des nôtres. Tu n’appartiens pas véritablement à la communauté.
Dès lors le livre se soutient (subtilement) d’une opposition entre une communauté, qui s’imagine encore organique mais se rigidifie en traditionalisme, et une multiplicité d’individus affirmant librement leur désir. Je crois pourtant qu’il ne faut pas éviter ici de mentionner un point de tension : la multiplicité dont il est question ici est présentée comme « le fait de la modification perpétuelle des non-identités ». À la pensée identitaire l’auteur oppose la considération de manifestations, de signes, qui ne réfèrent pas essentiellement à des personnes. On peut pourtant considérer que ce qui s’oppose à la communauté au sens traditionnel, c’est plutôt ce qui résulte de l’individualisme contemporain. J’en prends pour exemple ce qui revient par deux fois dans le livre : la mention de tatouages qui sont, soit des codes-barres tatoués sur la nuque, soit des prénoms tatoués sur le sexe. Chacun se trouve ainsi engagé dans un processus par lequel il se produit singulièrement lui-même. L’alternative entre les deux modèles de relation sociale n’est pas simple, et les exclusions semblent réciproques.
C’est pourtant ce que prend en charge, poétiquement, le livre, ce qui fait la singularité et l’importance du travail de Vincent Broqua. Il s’agit de tirer toutes les ressources de création, donc de joie possible, de ces singularités conçues comme passagères, vécues comme telles, de la multiplicité de ces liens faibles, de ces métamorphoses qui font le tissu de certaines vies contemporaines : « il y a des milliers de mini-relations entre les milliers de mini-iceberg qui se détachent et qui dérivent dans toutes les directions, sans but ». Car les dispositifs dans lesquels nous sommes pris n’ont pas valeur univoque, c’est ce que Photocall s’attache à mettre en œuvre. Le web, ce peut être une radicale dépoétisation de la mémoire par mise à disposition de tout, une marchandisation des relations affectives, la « fin de l’amour » que diagnostique la sociologue Éva Illouz. Le livre n’élude pas ces possibilités, il les mentionne explicitement, mais il met l’enquête sociologique à l’épreuve des conduites réelles, dans une configuration active qui laisse le lecteur tirer ses conclusions. Le web et ses dispositifs tels qu’ils sont vécus et explorés ici, c’est un réseau de voix, de messages écrits, d’images, qu’on entretient, dont le livre procède directement : car les poèmes e-mails furent effectivement envoyés comme tels. Et les signatures multiples de la postface ne sont pas là pour manifester à quel point on « a du réseau », justement, mais pour montrer qu’on est pris dans un réseau, dans lequel on crée, ce qui est tout à fait différent. La valeur, ce peut-être aussi le resurgissement d’une photo argentique numérisée de vous-même, plus jeune, que vous envoie un jour un ex-amant, et l’émotion soudaine et le sentiment d’étrangeté que cela vous procurera.
Dès lors l’amour pour les garçons, qui fait l’élan érotique du livre, est aussi une voie de passage vers ce qui passionne Vincent Broqua : les différences minuscules, « inframinces », les points d’ambiguïté. C’est la question du trouble dans le genre, appréhendée dans ses conséquences linguistiques : cela s’inscrit dans l’énonciation, le signifiant, plus généralement dans la forme. Ici commence le travail poétique : chez Vincent Broqua, tout est affaire de transitions, de passages : schème actif à tous les niveaux du livre. L’un des emblèmes en est la traduction, plus précisément encore la traduction homophonique, pratiquée avec prédilection, dans laquelle le poète fait glisser les mots les uns sur les autres : « fine / eine / mine / mince / prinz / prix / … ».
Quant à l’énonciation, la question pronominale ouvre le livre : le « tu » de l’adresse lyrique est déplacé vers un « on » qui contient virtuellement « (je / tu il / elle vous / nous) ». Et le pronom « lui », déclic anaphorique du premier poème, « la température des mots », perd son genre masculin dans la multiplicité des associations qu’il produit :
lui la passante dans la rue Rimbaud lui le geste
D’abord, « lui » est une passante ; et puis, qu’est-ce qui renvoie à quoi, dans la pluralité des découpages syntaxiques possibles ? L’ambiguïté des relations fait la poéticité du langage. Et qu’est-ce qui surgit du bruit blanc, qui est le thème de la séquence « mon cloud » ? Ce bruit blanc, est nuage, est neige, ça fait shhh et c’est l’écume dont jaillit Vénus, qui n’est plus une déesse, mais l’objet du désir quel que soit son genre. Le langage poétique est la langue même de ces différences, de ces ambiguïtés, pour Vincent Broqua, un mode du langage où s’accomplit un jeu dépassant, sur le plan esthétique, les polémiques animant l’espace médiatique – celle qui porte sur l’écriture inclusive, entre autres.
La poésie, donc, étant ce qui naît des différents modes du passage et du jeu des différences dans le signifiant linguistique, serait pour Vincent Broqua le lieu privilégié d’exposition des formes de vie contemporaines. Le livre soutient cette ambition.