Hello Ernest d'Eric Houser par Jean-François Puff
Qu’est-ce que cet objet au titre étrange : un livre, un recueil ? Et dans l’éventualité de ce dernier cas, qu’est-ce qui est recueilli ? On peut déjà en faire l’inventaire : un « Avant-propos » par lequel l’auteur prend congé des dix ans d’écriture qui font le contenu du livre ; « Douze petits écrits », autant de formes ou de formats ; « Best regards », i.e. certains de ces textes traduits (en anglais, italien, roumain), un autre directement donné en langue étrangère ; des « devoirs » au thème lacanien et parfois adressés à l’art – c’est le milieu de pensée dans lequel le livre se déploie. Enfin la postface qui caractérise la collection dans laquelle s’inscrit le livre. La diversité en question est d’emblée rapportée à un jeu, et c’est une juste perspective pour considérer l’ensemble : autant de textes, autant de tentatives, d’inventions de règles à chaque fois nouvelles, autant de partenaires aussi (Anne Portugal, Stacy Doris, pour les poètes contemporains, mais aussi Quine, Mike Spalding, Robert-Louis Tusutila… tous ne sont pas également connus et ne possèdent pas le même statut ontologique). Le partenaire principal reste le lecteur, « le ou la magistrat.e d’application des peines (de ma peine) », vers lequel l’auteur « coule un regard soumis, doucereux et confiant. » Avant donc d’appliquer la peine – ou de corriger d’un stylo rouge rageur les devoirs qui closent le livre, le lecteur est appelé à jouer, c’est-à-dire, à prendre du plaisir à cette diversité (« …c’est ma devise », écrivait un poète point trop ennuyeux). Peut-être sera-t-il par là-même enclin à la clémence… Reste que l’exercice critique auquel je me livre fait que je ne peux en rester là : il me faut examiner le cas, éplucher les pièces du dossier.
On remarque d’abord la conformité de l’objet avec la cour (de récréation) ou la cours (c’est la graphie du texte : sens judiciaire ? ancien régime ? Une personne est nommée : Nathalie Quintane) dans laquelle l’auteur dit jouer : celle où l’on prétend sortir de la « vieillerie poétique ». Dans ce livre, les sanglots longs des violons de l’aut. sont remplacés par le bruit des petites « souffleuses sur dos » qui font tourbillonner les feuilles (« ruah, souffle », p. 159). D’où les formes diverses de ces textes : vers ou prose ? On peut parfois dire : prose (« sorte scories », « Quelques séries (la treizième) ») ; parfois dire : vers (« somatic limit », « Cycles sauge hyène nouveau pour »), parfois on ne peut rien dire du tout (« la mauvaise main »), mais lorsqu’on peut dire « prose » ou « vers », l’identification n’importe pas essentiellement au fonctionnement du texte. Par exemple le vers dans les séquences susnommées ne vise pas tant à une découpe rythmique de la parole qu’à rendre sensible une pratique du montage. On se situe en-dehors de l’alternative.
Aller plus loin, c’est-à-dire, chercher le sens – cela doit nous conduire à poser la question problématique de la relation du producteur à ce qu’il a produit, de É(ric) H(ouser) à E(rnest) H(ello) – et voir la question ontologique « qu’est-ce que cet objet » se redoubler en une interrogation que le sujet s’adresse à lui-même : « pourquoi suis-je (encore) le même ? », ou plus radicalement « suis-je le même ? » La question du sujet (douloureuse, dans la peine qu’il s’applique à lui-même, et dans son goût de perdre) fait l’unité des disjecta membra du livre (cf. le « devoir » consacré à Alina Szapocznikow) : le sujet de ce livre se perd dans les autres (ceux avec lesquels il joue), dans la diversité des formes qu’il produit (quelle pourrait être sa forme propre ? de la forme ou du style comme signature, voilà un thème que le livre rend entièrement vain), dans la pluralité des langues (être traduit étant devenir autre, changé en autre par un autre), dans le ready made ;ce sujet voit dans le site restore your own Ecce homo la parabole d’un visage perpétuellement changeant, il explore avec passion (jouissance ?) la question de sa propre (non) identité à lui-même. « Somatic limit », ainsi, joue avec l’idée du corps à la fois objet et sujet : jusqu’où peut-on greffer un corps et qu’il reste le même ? Il y a le « puzzling case » de la greffe du cerveau, le « paradoxe du neurone crucial » : l’irréductible et chimérique point qui ferait l’unité du tout.
C’est que ce point, s’il existe, on ne le trouve pas tout seul : l’un des « devoirs » convoque la théorie lacanienne du sujet ; devient sujet celui qui est appelé à l’être, par « l’Autre » : « Hello Éric », est titrée la postface amicale du livre – et l’on m’a soufflé que le titre lui-même avait été suggéré par l’éditeur – celui qui a rassemblé le tout, a permis que le nom d’auteur s’inscrive sur la couverture. Le sujet, « pour qu’il existe, il faut que quelqu’un l’appelle (au double sens de call et de name) » (Nestor A. Braunstein cité p. 204).
Or cet appel, il a également lieu dans le poème : dans le poème d’amour « je ne suis pas je t’ », par exemple ; alors, comme dans la séquence précédente « (le couteau) », on peut dire : c’est du vers. Le manque amoureux qui s’y signifie est déjà appel à être – mais il faut aussi remarquer la réticence de la parole à dire l’amour : passage par l’anglais, effacement de verbes dont ne subsiste que l’initiale (là où le Définitif bob d’Anne Portugal devenait « Performatif bob », par passage des verbes de l’infinitif à l’impératif). Qu’est-ce à dire, sinon que la forme paradoxale d’affirmation de soi que manifeste le livre, c’est toujours en même temps la non-affirmation – et c’est précisément ce tremblé, ce manque (littéralement) d’assurance, qui fait la valeur de cette poésie. Si je devais identifier le neurone crucial, je le placerais là.
Le poète quitte une certaine cour, (ou cours) dit-il : dans quelle cour va-t-il jouer à présent ? Celle des poètes ? On peut le dire comme l’auteur et comme son traducteur, en le citant, avec le décalage de la langue étrangère enveloppant non-affirmation et affirmation :
e ho detto si lo voglio si