Anna Akhmatova, portrait, Geneviève Brisac par Marie-Hélène Prouteau
« C’est en lisant un poème, un jour d’hiver où j’étais triste, où le ciel était bas et le silence épais à en être douloureux pour les os, que j’ai compris quelque chose à la guerre. La guerre dite par une femme ». La rencontre de Geneviève Brisac avec Anna Akhmatova se place sous le triple signe de la guerre, de la poésie et de l’écriture de femmes. C’est dire si l’on est loin d’une biographie standard d’écrivain. Entre la poète russe et sa « biographe » s’est joué quelque chose de destinal, lié à l’écriture des femmes. N’oublions pas que Geneviève Brisac a consacré des travaux à Flannery O’Connor et Virginia Woolf.
Comment raconter une vie ? On connaît le soupçon qui pèse sur la chronologie linéaire censée calquer le déroulé d’une vie. Comme l’illusion de la restituer dans sa complétude. Ici, le parti-pris est autre : Geneviève Brisac évoque en introduction sa volonté de faire le « portrait » d’Anna Akhmatova, comme l’ont fait Modigliani et Ossip Mandelstam. C’est si vrai que les vingt et un chapitres qui composent le livre semblent organisés comme les facettes d’un portrait en éclats. Portrait diffracté, comme les clichés démultipliés de la sublime photo d’Akhmatova par Nappelbaum donnés en pages 3 et 4. Combien d’Anna dans cette femme de forte personnalité et de haute teneur ? L’amoureuse, l’épouse, la mère, l’amie, la muse, la poète martyrisée qui a choisi ce statut d’exilé de l’intérieur ?
Une vie ? Dans le cas d’Anna Akhmatova, sa vie est un destin. Unique. Celui qui métamorphose la bourgeoise lettrée, poète reconnue de l’Âge d’argent, adulée à vingt-trois ans en une vigie héroïque, sentinelle de l’ombre contre la monstruosité de la terreur stalinienne. Ce destin tragique se confond avec celui de son peuple, sa poésie en est la mémoire incarnée.
Dans la constellation de ses visages successifs, un premier apparaît, celui de « L’infante d’Odessa », selon le titre du chapitre. Anna Akhmatova, une beauté irradiante, un air de gitane sans doute hérité de ses origines tatares – elle est née à Odessa. Autant de signes qui entourent d’une aura magnifique l’inspirante inspiratrice des artistes peintres. Celle qui semble dotée de tous les dons écrit d’abord une poésie intimiste, au temps insouciant du Cabaret du Chien errant à Saint-Pétersbourg et de l’acméisme avec Nikolaï Goumiliov et Ossip Mandelstam.
Mais le destin bascule et la précipite dans la tourmente de la Révolution et le tragique de l’Histoire. Elle devient la grande poète qui, par une sorte de grandeur impersonnelle, incarne et chante les souffrances des femmes et des hommes russes durant quarante ans de répression soviétique. Condamnée au silence par le régime en 1922, elle subit la censure jusqu’en 1966. Comment tenir debout au fond de l’écrasement ?
Il est un autre visage, celui qui illustre sa force intérieure, quand le pouvoir pousse la cruauté jusqu’à l’attaquer en la personne de ses proches. Le chapitre au titre évocateur, « Une nuit qui ne connaît pas d’aube », s’ouvre en 1935, sur fond des Grandes Purges, avec l’arrestation, chez elle à Saint-Pétersbourg, de son fils Lev Goumiliov et de son second mari Nikolaï Pounine. « Ils sont venus te prendre à l’aube ». Toute la douleur et la tendresse du monde soufflent dans ces vers de Requiem. Le chapitre embraye sur d’autres lieux, d’autres temps, Voronej 1937 et la répression contre Ossip Mandelstam, une voix amie en poésie. Mais l’amitié, autant que l’amour, expose en ces temps de barbarie. La nuit sans aube devient celle de Mandelstam, en route vers le goulag, mourant de faim et de froid à Vladivostok. Geneviève Brisac nous propulse au cœur de la terrifiante et inexorable mécanique de la répression et, tout à la fois, au cœur de la subjectivité d’Anna Akhmatova.
De ce fait, la chronologie des événements, l’exécution de ses deux maris, la mort violente de ses amis, Mandelstam, Marina Tsvetaïeva, la Grande Terreur, la guerre, le siège de Léningrad et la famine, la condamnation de son fils qui fera 18 ans de camp, l’« Affaire du Docteur Jivago », la rencontre avec Isaiah Berlin, accusé d’espionnage, sont vus du point de vue du retentissement émotionnel et de l’écriture poétique que les événements suscitent. Comme si la biographe épousait le paysage mental de celle dont elle trace le portrait au plus profond des jours dramatiques. Sans jamais tomber dans l’hagiographie, elle trouve la bonne distance, emportée par une admiration, de femme à femme, de créatrice à créatrice.
Le grand talent de Geneviève Brisac est qu’elle s’attache aux poèmes replacés dans leur contexte d’écriture. Elle irrigue son portrait de la matière vive des vers de Requiem, d’Élégie du Nord, de L’Églantier fleurit qui puisent dans la singularité de cette vie de recluse, persécutée, dévastée par le sort de son fils et par les séparations. Des vers splendides d’humanité, capables de se diffracter dans une mémoire collective. Des vers à l’image de sa vie, d’une extrême simplicité, cultivant une attention aux petites choses, qui fait le grain inimitable de sa voix que nous restituent les traductions de Sophie Benech, Marion Graf et José-Flore Tappy.
Anna Akhmatova est de ces êtres catalyseurs, porteurs d’un courage et d’une énergie incroyables. Autour d’elle se trame une chaîne d’intenses solidarités. Elle réussit ainsi à survivre du fond du dénuement avec l’aide d’amis, tel Pasternak. Et à sauver de la nuit ses écrits grâce à la mémoire de ses amies, Nadejda Mandelstam, la veuve du poète et Lydia Tchoukovskaïa, qui apprend par cœur ses vers.
Geneviève Brisac se met, elle aussi, à l’écoute de cette voix mutilée, dérobée au plus atroce de l’ordre totalitaire, refusant l’enfermement victimaire, s’ouvrant au rire complice avec ses amies. Capable, par la force de sa sensibilité, d’un regard féministe sur le sort des femmes - une parenté avec Virginia Woolf que Geneviève Brisac met en lumière avec ferveur.
Le dernier visage d’Akhmatova, âgée et malade, est « La voyante de Komarovo ». Tout est rassemblé dans ce dernier chapitre : le cabanon en bord du golfe de Finlande, son portrait par Modigliani, un amour jamais oublié de 1911, l’espérance dans la jeune génération des dissidents, l’image d’Anna et de Lydia marchant le long de la mer par une nuit d’automne. Un final à la mesure de ce très beau portrait de créatrice.