Bolidage de Stéphane Montavon par Thibault Walter
Quelque chose m’excite à la vue et au toucher de ce livre. Sur la couverture, l’avant d’une voiture bleue, tunée, avec pare-choc abaissé et un bout de jante argentée, sur fond rose fluo. Clinquante, le phare allumé, le moteur, le moteur Type R prend la moitié de la couverture en papier glacé de magazine tiré du rayon de la presse masculine. Au coin gauche l’image d’une tête de femme qui semble danser. Pas de titre apparent. Deux lettres coupées en bas. On dirait un E et un S. Je retourne machinalement le livre, regarde sa tranche. Je vois deux autres folios insérés venus jouer les intrus, peut-être d'autres pages du même magazine de bagnoles... Pages découpées qui s’arrêtent net, comme arrachées. La quatrième de couverture est nue, comme si les dernières lignes du livre avaient perdu leur carrosserie. En grosses lettres : « “[…] j’ai tuné mon corps hier soir.“ Maria, une voix spécialiste de rien ». Papier recyclé et papier glacé s’entrechoquent et m’interrogent. Je réalise que n’ai jamais porté attention outre-mesure au tuning, encore moins aux tuneurs, à leur esthétique, ni à ce qu’ils auraient à dire.
« “Ouais tu regardes le regard des gens. – Toi tu regardes les gens & puis tu regardes comment ils regardent ce que tu sors. Purée c’est beau. “ – Flavio le tuneur-garagiste. » Premier incipit. Le deuxième est la citation d’une tuneuse. Le troisième celle d’un théologien. Le quatrième de Rimbaud et le cinquième d’un « bolideur ». Puis le titre « Bolidage ». Ça m’excite encore plus. Rimbaud, le garagiste et le théologien, tous gros bolides en leur genre, ainsi carambolés dans le montage de l’auteur. En poèthnologue de terrain, Stéphane Montavon rassemble – dans un périmètre précis, celui de Fribourg en Suisse – les paroles de tuneurs, de garagistes, de passants, d’un organiste ou d’un théologien. Personnes apparemment sans lien entre elles dont les dires, fragmentés, sont mis à plat sur le papier et ainsi dialoguent, s’affectent les uns et les autres, finissent par modifier ma lecture blindée de préjugés liés aux étiquettes que je plaque sur telle ou telle pratique de niche.
Une poésie post cut-up se déploie alors ici avec force, où la juxtaposition des éléments disparates n'est pas aléatoire, mais organisée autour de la question de la puissance : « Prélude ; I. L’orage ; II Brûler de la gomme ; III Des poils roses ; IV Un jour ou l’autre ils reviennent ; V La puissance ; VI Dieu est un mauvais tuneur ; VI L’orage mécanique ; Finale ; Cauda. » Parfois j’en oublie qui parle. Explosé aussi mon dédain envers le kitsch et la pollution métaphysique. Puissamment au-delà des dichotomies beauté VS laideur, « grand public » VS « public spécialisé », le texte est sublime et tellement pas romantique.
En fin de volume, il y a une photo qui se déplie. On y voit un parking, neuf voitures tunées avec le coffre ouvert, en cercle autour d’une tente, et des gens qui déambulent au sein de ce grand dispositif. Bolidage est donc aussi une « performance en son multi-canal dans l’espace public pour voitures de tuning & orgue ». Stéphane Montavon, Gilles Lepore et Antoine Chessex ont en effet réuni pour plusieurs performances deux mondes antagonistes, celui des tuneurs et celui d’un organiste de cathédrale. Le son de ce dernier et des voix du recueil étaient retransmises à travers les sonos des voitures tunées ! Dans The Tuning of the World (1977), Murray Schafer exhortait ses lecteurs à ré-accorder la musique du monde, en commençant par faire taire les moteurs en tous genres, afin qu’ils puissent réentendre la voix de dieu. A la lecture de Bolidage, aucun monde n’est exclu. L’habitacle renforcé des uns devient l’espace de résonance sacrée des autres, toutes et tous reliés par des câbles et en réseau d’écoute, à travers le montage d’une poésie sonore grandeur nature.
La liste des magazines utilisés pour composer ce petit bijou recyclé est en fin de volume. Si d'aventure vous tenez à votre tour un exemplaire de Bolidage, il sera donc tout aussi unique que le mien. Et vous pourrez dire : « J'm'en vais tuner ma lecture ».