Ceux qui appartiennent au jour, Emma Doude van Troostwijk par Alexiane Trapp
Le premier roman d’Emma Doude van Troostwijk se construit autour d’une narratrice qui tient l’histoire et soutient les membres du foyer, notamment ceux qui oublient. Dans une temporalité coupée du reste du monde, Ceux qui appartiennent au jour déploie par fragments la fragilité mais surtout les regards emplis de lumière d’une famille de pasteur d’origine néerlandaise qui réside en France. Leur vie est rythmée par les cloches du temple et surtout par les souvenirs sans cesse ravivés par la narratrice qui voit son grand-père et son père perdre la mémoire, puis son frère appréhender d’être ordonné pasteur si plus personne ne se souvient. Le roman pose la question de la croyance dans notre société contemporaine et souligne la force des liens familiaux et la place de la lumière quand tout vacille.
Ce que la dramaturgie fait à la narration
Le titre Ceux qui appartiennent au jour, vient d’une expression néerlandaise qui désigne l’incertitude de revoir les personnes que l’on côtoie le lendemain. Cette phrase que note la mère de la narratrice dit toute la fragilité des personnages qui l’entourent quotidiennement. Dans ce roman, la chronologie du récit se fait dans les journées, il n’y a aucune date dans les fragments, parfois juste un mois, une saison ou un âge. Les marqueurs de temps ne sont pas essentiels, les habitudes dans la bulle familiale, elles, le sont.
Le roman commence par un retour, celui de la narratrice dans la maison familiale en France. Tout tient déjà dans les premières lignes, les détails du corps en interaction avec l’environnement, la musique, une phrase en néerlandais, des images, les gestes et un mot en capitales : Presbytère. Les scènes se déploient au travers des gestes et des détails, les mots sont à la langue ce que les couleurs sont aux tableaux, les couches narratives se succèdent et complètent la toile, comme les actes composent une pièce de théâtre. Il y a dans ces fragments une attention particulière à ce qui est en train de se faire, les personnages se révèlent dans les souvenirs et les situations au présent. Cette ligne narrative a un air de tragédie dû à la tension de l’effondrement possible des membres de la famille. La place de l’oubli et de la douleur que ressentent les personnages, gravite tout au long du roman et les fragments courts rendent palpables la violence de ce qui nous échappe. La langue du texte laisse une grande place au silence dans les mots ce qui participe à faire entendre la fragilité d’autrui dans ce qu’il laisse transparaître. La maladie qui absorbe la mémoire de Opa, le grand-père, n’est jamais nommée, mais les descriptions donnent à comprendre ce qui l’envahit. La première évocation du burn out que traverse le père, est donnée par la mère d’une façon douce, presque anecdotique en disant que ça signifie être brûlé jusqu’au bout, et cette traduction que la narratrice retient se fond dans le reste du texte. Chaque fragment est teinté du précédent, et c’est la grande force de cette forme non linéaire, dans l’assemblage de notre propre mémoire de lecteur.ice, les liens se font.
La lumière guide les langues
L’émotion est entre les lignes, elle se manifeste dans la mémoire de la narratrice qui connaît le passé et le présent, elle écoute et nous fait entendre le néerlandais. La place de la langue est au cœur de l’idée d’héritage, celle des Pays-Bas parsème le récit. Elle apparaît parfois sans traduction dans le texte et permet de créer une distance avec les lecteur.ices qui ne la comprennent pas. Le néerlandais surgit aussi parfois avec une traduction en français, les deux langues se mélangent et deviennent, dans l’entremêlement, le marqueur de la transmission et de la transformation. Dans certains fragments, des expressions françaises et néerlandaises sont mises en miroir, comme des aphorismes. Cette mise en relation rend compte de deux réalités langagières très éloignées et témoignent des différences culturelles des pays qui teintent le roman. Différences que pourtant la famille essaie d’atténuer pour pouvoir s’intégrer le mieux possible en France en tentant d’effacer les frontières de langue et de culture comme en témoigne l’apprentissage de la Marseillaise dont les paroles sont collées sur le frigo familial.
Comme la langue trouve son équilibre dans le quasi-huis clos du Presbytère, du temple et de la forêt, la famille trouve le sien entre croyance et effondrement. La religion jalonne le texte et évolue en quelque chose de vivant que certaines personnes, comme la mère, continuent à nourrir. L’expérience de la foi se transforme comme le langage, devient une mutation pleine de doutes et d’incohérences comme l’atteste Nicolaas qui hésite, ne sait plus pourquoi il veut devenir pasteur. Au-delà de ses propres incertitudes, il se désole de voir les bancs vides, il se demande en quoi les gens croient aujourd’hui.
Le corps comme les maillons d’une chaîne
Dans ce récit qui avance avec les mouvements ou l’immobilité des personnages, les interactions par le toucher se font de plus en plus présentes au fil des pages. Il y a une grande conscience du corps dans les phrases ; les personnages se tiennent, se portent, s’embrassent, dansent. Dans cette cohabitation des êtres, il y a ceux qui ne bougent plus, de la même manière que l’horloge de la salle à manger dont les aiguilles sont figées depuis des années, le lit du père garde la forme de son corps, le grand-père reste dans son vieux fauteuil à bascule. On pourrait croire, dans ces moments d’immobilité, à la permanence alors que c’est l’inverse qui agit, les corps restent stables tandis que tout échappe à leur mémoire.
La narratrice prend du recul pour voir sa famille, s’efface presque de la scène, on ne connaît d’ailleurs pas son prénom mais c’est au travers du regard qu’elle porte sur les membres de sa famille que son personnage à elle se dessine. Dans l’économie des mots, elle remplit les contours de sa propre présence. Comme la mère qui recoud la peluche brûlée de Nicolaas, l’autrice recompose les vides dans les fragments. Emma Doude van Troostwijk écrit court, écrit vif, parce que l’écriture ne va pas combler le silence, parce qu’il y a tout dans ce qui n’est pas dit. Parfois de la musique apparaît dans le texte, sous la forme de paroles ou de titres, et permet aux personnages d’être ensemble sans se parler, ils chantent avec les yeux, ils éprouvent ensemble toute la force des airs qui passent, ils chuchotent les paroles de Jacques Brel. Dans ces échanges presque muets, la tendresse lie les personnages.
Cette tendresse est politique car le désir de continuer à voir les autres par le prisme de la lumière est un enjeu littéraire directement lié à l’importance de raconter des histoires. C’est à cet endroit que je lis l’engagement dans l’effondrement psychique de ses personnages. Coline Pierré dans son livre Éloge des fins heureuses dit l’importance d’inventer « des mondes où l’imagination triomphe sur le drame, où la sensibilité et la douceur cassent la gueule à la violence et à la douleur, où les solitudes trouvent de la chaleur en s’entrechoquant comme des silex* ». Ceux qui appartiennent au jour se situe exactement à cet endroit-là, lorsque la narratrice aide son père à reconstituer ses souvenirs en lui montrant des vieilles cassettes ou à l’aide de Post-it dans la cuisine, lorsque Opa et Oma se promettent de ne pas s’oublier, ou lorsque Nicolaas raconte comment il a fait rire les proches du défunt grâce à des blagues glissées dans la prédication à son premier enterrement. Tous ces exemples permettent à la narratrice de continuer à faire vivre des parts oubliées de ceux qu’elle aime et nous permettent à nous, lecteur.ices, de croire en « la puissance des histoires » comme le dit le personnage de la mère, et surtout en la force de la création avec toute la violence et la douceur qu’elle implique.
* Coline PIERRÉ, Éloge des fins heureuses, Éditions daronnes, 2022, p.11.