DCL épigrammes de Martial recyclées par Christian Prigent
En attendant la recension de ce livre jubilatoire par Tristan Hordé, nous avons publié le très éclairant début de la fin avec l’aimable autorisiation de l’auteur et de l’éditeur ; qu’ils en soient chaleureusement remerciés.
— Reprenons : pourquoi avoir re-traduit Martial ?
— Quand on le voit moquer les enflures de la grande poésie de son temps, on n’est tenté d’y superposer les échos de cette «haine de la poésie» qui, d’époque en époque, change la poésie et en renouvelle l’amour : Scarron «travestissant» l’épopée virgilienne, Rimbaud cochonnant zutiquement Coppée ou Ratisbonne, Jarry posant les gros pieds d’Ubu dans la fine vaisselle symboliste, Queneau jouant du mirliton contre les derniers échos kitsch du surréalisme, Denis Roche déclarant la poésie «inadmissible» à l’époque des graves héritiers de René Char. Il ne faudrait pas pousser beaucoup pour entendre Martial dire carrément : «Non à la poésie !». Ce serait, bien sûr, parfaitement anachronique.
Reste qu’on ne lit pas Martial aujourd’hui (encore moins le traduit-on) sans se laisser aller à ces sortes de courts-circuits. Voilà pourquoi je saisis, par-delà la longue portéede vingt siècles, la main familière du voyou goguenard et subtil qu’était Martial : salut, camarade ! Et cette poignée de main comprend, au moins dans mon fantasme d’hérédité ravigotée, la troupe de ceux qui, dans le dos de poétiques plus graves, plus exaltées, plus profondes, plus enchanteresses, plus morales, plus ontologiques, plus méditatives (etc.) ont fait entendre une bad poetry atterrée, rigolarde et obscène — quoique, à sa façon également virtuose et abruptement solidifiée en formes artistiquement durables. Les lourds-légers sarcastiques, armés d’ironie anti-idéaliste et de scepticisme métaphysique : Villon, Jodelle, Théophile, Mathurin Régnier (et tous ceux du Parnasse satyrique), La Fontaine, Corbière, Charles Cros, Bataille, Maurice Roche, Jean-Pierre Verheggen, etc.
Traduire Martial, c’est se livrer, sans trop de scrupule savant ni de pudeur historiciste, à quelques exercices (poetry-building, comme on dit body-building) de remise à niveau théorique et pratique dans cette discipline «mineure» du sport poétique. Et c’est aussi, non sans émotion, entrer dans la ronde de ceux qui, de siècle en siècle, furent tentés (pour des raisons sans doute pas si différentes) par le même exercice : Marot[1], Du Bellay, Peletier du Mans, Malherbe, Voltaire, Hérédia et, tout récemment, Dominique Noguez[2].
— Principes de traduction ?
— Je n’ai pas cherché à transcrire, tel que cuit dans son jus de langue, de culture et d’histoire spécifiquement «romaines», le détail des significations coagulées dans les épigrammes. Il y a pour cela des traductions savantes, que je n’ai pas manqué de consulter[3]. J’ai voulu plutôt retrouver quelque chose de cette bonne humeur désinvolte et mal élevée qui fait des poèmes de Martial des boules d’énergie jubilatoires. Cette jubilation est un appât et un défi : l’enjeu est d’écriture, plus que d’érudition. Je recycle plus que je ne traduis (au temps de Marot et de Du Bellay, on parlait d’«imitation»).
[1] Treize épigrammes « imitées» (dans l’une d’elle, démarquée de VIII, 54, François Ier prend sans problème la place de Domitien !).
[2] A qui je rends ici hommage : son petit livre (Orphée/La Différence, 1989) m’a introduit à la lecture de Martial (la préface, enthousiaste, comme les traductions proposées : vives, drôles, relevant le défi de la versification). Je n’en avais auparavant que des lumières scolaires. Le professeur de lycée que j’étais alors cherchait, pour intéresser à la langue latine ses élèves de Seconde, des textes moins rébarbatifs que ceux que l’on trouve couramment dans les manuels. Quelques épigrammes rapides, un peu coquines, rigolotes ravigotèrent en effet assez vite les pulsions épistémologiques de l’auditoire. Je dois à Bénédicte Gorrillot de m'avoir incité plus tard à poursuivre le travail de «recyclage» amorcé alors — et je l'en remercie.
[3] Pour l’essentiel : celles de H. J. Isaac pour l’édition des «Belles Lettres» (op. cité).