De la consternation - musique sans monde, Nathanaël par Hervé Sanson
Escamper les martyres du siècle ou Le chant d’un oiseau
« Tout est musique, même l’innommé, même l’innommable. »
(André Schwarz-Bart, L’Étoile du matin, 2009)
C’est un texte d’escampette. C’est aussi une trace qui fait rhizome.
L’escampette, car le texte sape ses propres fondements – continûment. Il fuit, se / fuit, prend la poudre d’escampette, c’est-à-dire : prend la fuite de manière discrète, sans avertir, et contraint le lecteur à se perdre dans la partition ainsi aménagée, se saisissant des continuités au sein même des ruptures orchestrées. Forgeant une intelligence par le rythme, une intelligence du battement. Mais « escamper », c’est aussi, à l’origine, « prendre les champs ». Champ optique, sphère d’activité, portion de la scène délimitée par le cadrage propre à l’art cinématographique : et c’est ici que le rhizome fait sens. Nombre de textes de Nathanaël tissent ces champs et les entrelacent. Ainsi d'effarés visages qui déroulait déjà le motif. Enfin, les champs convoquent – inévitablement – en ces terres caraïbes sur lesquelles Nathanaël habite depuis quelques années déjà les champs de canne, mémoire amère d’une histoire souvent occultée mais hantant précisément ce qui ne passe pas.
Nous disions escamper, escampette. C’est une lettre de fuite que le lecteur effeuille. Une lettre pourtant adressée qui se perd avant de parvenir à son destinataire (« La lettre, tu dis. La lettre, celle qui jamais ne sera lue, qui prend feu et lâche ses cendres dans la dune, au bord d’une eau douce et dont la fougue est permanente puisqu’elle rejette sur ses bords les morceaux d’os broyés »). Lettre de fuite inscrite d’emblée sous le sceau du grand écrivain japonais Kafù Nagai, auteur du Bokoku Kitan, en français Un conte étrange de l’est de la rivière Sumida, publié en 1937, puis porté à l’écran en 1960 par Toyoda Shirô, avec les acteurs Fujiko Yamamoto et Michiyo Aratama. L’exergue retenu, tiré précisément de cette œuvre, met l’accent sur la rencontre échouée, le contretemps couvant sous l’absence apparente d’événement : « – Mais que t’est-il donc arrivé ? Maintenant que je te vois, je me dis qu’il ne s’est rien passé de particulier, mais lorsque celui qui doit venir ne vient pas, c’est une chose, comment dire, étrangement triste. » Sous le délitement d’un réel, soumis à des effondrements et des redéploiements constants – ce dont témoigne déjà la planche-contact qui précède le début du texte lui-même. La suite des négatifs composant la planche, bien que l’identification de l’objet du cliché ne soit pas si aisée, arbore les traces d’un démantèlement, d’une usure des choses : noyé par la nature environnante, un piano envahi par la luxuriance végétale se désagrège peu à peu et exhibe le squelette de ses cordes, de ses marteaux dénudés. Le délitement est annoncé dès l’augure de l’opus : « Tout court, tu dis, comme pour échapper à ta phrase. Je m’en débarrasse. L’apprentissage est une déglutition de défrichages, de déracinements et d’installations les unes plus louches que les autres. » Le fait de jeter, de se débarrasser, nous ramène au geste d’escamper, idiotisme occitan. Bifide en sa double police – romain, italique – la phrase de Nathanaël s’altère, hoquète, prend voix autre, et pose in fine la question de la reconnaissance. C’est la scène finale, portée à l’italique, hallucinée hallucinante, empruntant un corps autre, qui ramène le piano en ses flancs et en exhausse le meurtre programmé :
Dans le théâtre des sidérations le piano est couché sur le flanc, il respire en haletant, il a la gorge tranchée, déjà, et celui qui arrive, le couteau levé, le sait sans devoir soulever la houle de sa colère, sans devoir lever la voix inaccoutumée au hurlement, l’obéissance qui lui revient remonte à jamais, le tranchant de son regard, et cette arme plongée inutilement, mais avec force, et diront certains, de grâce, dans la chair pantelante de l’instrument, une foule accourt, par la porte, ensuite par la rue, des jambes d’abord ensuite les corps doués de bras tout aussi avides d’arrachage, le ralentissement du dépeçage dans le temps, par les cordes minutieusement retirées afin d’en faire œuvre complète, et la ruelle, transformée en gibet, tout comme le passage souterrain où le piano est hissé sur la voie, le feutre des marteaux déchiré, les jambes abandonnées au passage, et les touches, tombées de la bouche secrète du muguet,
La lettre de fuite de Kafka, hors-texte, s’arrimant au bord du bord puisqu’après le lieu et la date signant l’adresse (Chicago, mai 2018), donne après coup une clef – permettant de percevoir à nouveaux frais la partition tout juste close : « Je jure en pleurant que ce n’est pas mon écriture. ». Phrase extraite de Suite de la conversation entre le gros homme et l’homme en prière, incluse dans Description d’un combat, celle-ci signifie bien qu’une fois le texte livré à la compréhension de ses lecteurs, l’auteur ne peut plus le reconnaître, quand bien même il n’a fait qu’œuvre de copiste. Et le sentiment de dépossession demeure car le livre aura tout dévoré. Mais il en est tout autant du lecteur qui ne se trouve jamais là où on l’attend (« Mais le lecteur ce n’était jamais toi, ni un autre. »)
Comment porter ce poids du monde, du réel, supplicié suppliciant ? Comment envisager encore le désastre à nos portes ? Comment accepter, composer avec la douleur incessamment reconduite, et qui envahit jusqu’au moindre brin d’herbe, la moindre corde d’un piano à l’agonie ?
En faisant retrait. Retraite. En syncopant l’écrit, gravant à même la peau du texte les déflagrations du temps, mais par le même tour, en musiquant le texte. En modulant donc, en émettant de façon agréable à l’oreille l’écrit. En en faisant donc une caisse vibratile, une caisse de résonance des échos du siècle. En faisant vibrato. Seul mode d’explicitation du vivant, seule façon de rééquilibrer le monde en défaut. Le chant du merle, unique architecture matinale, écrit Nathanaël. Encore ne faut-il pas le clamer trop fort, et n’en confier l’aveu qu’entre parenthèses et sous une police altérée. Que (re)connaître désormais ? Quoi ? Même la ville, celle à laquelle le narrateur de L’Injure se mesurait – en un autre temps, un autre lieu – a, dans sa permanence même, désaccordé son rapport à l’humain : « Dans les vingt ans qui me séparent d’une ville, seule la ville demeure, avec ses noms et ses injures. Ce n’est pas moi qui marche dans la ville, ni même un fantôme, mais une forme d’éradication qui porte le deuil de tant de marche. »
Cette éradication, cette érosion poursuivie, ce « cassement », que Nathanaël traduit au terme de la traversée, de la partition, sont marqués d’emblée par l’évocation de la Victoire de Samothrace, dont l’incomplétude a forgé en notre siècle l’identité et la singularité. Rappelons que le terme « cassement », peu usité, correspond à des troubles et une sensation de fatigue causés par un travail éprouvant. Une mise à l’épreuve que l’espagnol enté sur le texte français vient frapper de son sceau : pero, soy yo, la ola, cuando ahego.
Lorsqu’on est à la fois la vague et le noyé. Et l’on comprend dès lors la consternation qu’affiche le titre : à la fois abattement extrême, bouleversement, mais aussi la mutinerie, la sédition, l’émeute que le terme en son étymologie première promet.
Reste : le chant d’un oiseau.