Debasish Lahiri, Paysages sans verbes par Dorsaf Keraani

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26 janv.
2022

Debasish Lahiri, Paysages sans verbes par Dorsaf Keraani

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Debasish Lahiri, Paysages sans verbes

De la poésie indienne en français

 

     La poésie contemporaine présentifie le rapport de l’homme à la modernité en optant  pour de nouveaux dispositifs poétiques comme les vers libres qui délivrent l’écriture de la réserve policée du style, des formes traditionnelles et de la cadence isochrone, afin de donner libre cours à l’expression des vicissitudes et de la mélancolie que peint le recueil du poète indien Debasish Lahiri, Paysages sans verbes. Co-traduits de l’anglais vers le français par Geetha Ganapathy-Doré et Cécile Oumhani, les 23 poèmes bilingues et inédits, tissent des liens entre francité et indianité, poésie et modernité, lyrisme et dessolement temporel. À première vue, une remarque s’impose de facto quant au titre du recueil saisissant, Paysages sans verbes : la géographie des paysages se conjugue aux spectres de l’évanescence et de la trémulation du Temps. Le paysage est donc présent dans la structure, le rythme et le souffle intonatif d’une « voix mélancolique mais étonnante de modernité »[1], révélant des lieux à découvrir dans leurs moindres coins, effluves et tumulte. « Porte[r] le poids inexorable du temps » (.55)[2] décliné en « temps désamarré » (p.104), en « lente attente » (p.101), tout comme les poètes romantiques français, qui, pour déplorer la fugacité du temps et insister sur son caractère éphémère, usent d’images minérales peignant la fuite du temps face auquel l’homme se trouve impuissant (« Que sont nos jours/comme une rivière ») (p.50). Être consumé par les « aiguilles d’une horloge »(p.59) donne accès à la métaphorisation des « rythmes fous » (p.103) qui se transforment en stridences dont les échos mélodieux embrayent les lieux d’une parole poétique emplie de « festival de souvenirs » (p.103).

     Au gré des jours et des contrées, le poète amène le lecteur dans une balade topophilique entre Nord et Sud, Orient et Occident, où l’Inde – avec ses villes et temples –   est quasiment omniprésente. L’errance dans les rues et les quartiers des villes qui respirent la civilisation indienne avec tout ce qu’elle peut évoquer d’exotique dans l’esprit du lecteur-visiteur : les épices, les longs fleuves, les mythes locaux, les rites hindous, etc, se voit ponctuée par moult images urbaines (« Et la ville retenait son souffle/Bruyamment/Dans le long soupir de la circulation ») (p.83), « les bâtiments ont saigné dans mon rêve » (p.82). Dans cet espace citadin moderne, Lahiri hisse le prosaïque à un rang poétique comme en témoignent ces expressions (« phares de voitures et des klaxons », « Bureaux, galeries, appartements », « salle de sport », et « gaz d’échappement »). Ces images collent au plus près d’une réalité sordide que la poésie transfigure comme s’il s’agissait de transformer la boue, au sens baudelairien du terme, en or. Une telle écriture poétique portée par un chargement accru de modernité, quoique imbibée de langueur, est trans-subjective, parce qu’elle vise la médiation entre le sujet et le monde actuel, la contingence et la durée.

      Déborder la grisaille d’un réalisme pesant et d’un « soi solitaire », n’est pas réductible au for intérieur du poète, mais, a fort à voir avec « le bruit de la souffrance humaine » (p.117) et les contrastes qui l’enrobent. Contrastes que reflètent la juxtaposition de termes à sens opposés (« l’eau morte », « la pluie (…) tarie », « la chute silencieuse des verbes »). L’innutrition de ces alliances neuves ouvre larges les portes de la création et de l’innovation et participent, même par l’imagination, à esquiver l’inhibition qui guette l’homme « Exilé » (p.73) dans son propre paysage. Au-delà du cadre spatio-temporel spécifique, les images poétiques de Lahiri sont d’une étrangeté inattendue qui rompt avec les moules habituels pour dire le monde d’aujourd’hui. C’est grâce à la poésie que le poète se reconstitue : « Que ces mots ont le pouvoir de faire et de défaire un univers » (p.43). 

       Une myriade de voix littéraires et artistiques fait résonner de nombreux intertextes au sein de ses poèmes, des plus classiques aux plus modernes ; son recueil pullule de noms et de références culturelles. Citons, à titre indicatif, la poésie française, notamment Verlaine à qui le poète dédie un poème intitulé « À la Maison de Verlaine »/ « At the Maison de Verlaine » (Pour Paul Verlaine, p.129). Faut-il encore signaler que le titre du recueil de Lahari reprend à un mot près celui de Paul Verlaine, Romances sans paroles. Sont présents également, André Marvell, Baudelaire, à travers l’atmosphère spleen dans lequel baignent les poèmes et, Apollinaire, par la modernité thématique de ses poèmes et leur simplicité, mais dont les effets génèrent intensité et densité. S’y trouvent des mentions explicites de la culture arabe, de l’Afrique, de la civilisation pharaonique et des mythologies anciennes. À ce répertoire culturel varié, s’adjoignent des figures connues relatives à la peinture et à la photographie, à l’instar de Van Gogh, de Paul Klee et tant d’autres. Cette intertextualité qui nourrit aussi bien l’imaginaire du poète que son style d’écriture fait de lui et des deux traductrices des scribes-tresseurs à double instance : voix porteuse (via la traduction en français) et voix portée (via la poésie) que Lahiri semble interpeller en ces termes :     

                                                 Ramasse tes parchemins toi, le scribe,

                                                 Et ne pose pas ton stylo  

                                                 Avant que la porte ne se ferme,

                                                 Que la lumière ne pâlisse,

                                                 Que le vent ne se lève[3].

      À la croisée des langues, l’on dit souvent que traduire c’est trahir, or Oumhani et Ganapathy-Doré ont su rendre compte en français du silence sonore des mots du poète, et des pulsions spasmodiques incorporées au choix lexical des mots ainsi qu’à leurs nuances et musicalités – c’est une poésie dont l’irrégularité des phrasés mime les soubresauts de la vie moderne –, avec une aisance dans le déplacement d’un registre à un autre. Toutes deux ont sciemment traduit aussi bien le clinquant de la modernité que des scènes du quotidien qu’on dirait retranscrites sur le vif. Même si la poésie offre des virtualités langagières, la difficulté de traduire l’intention et le dedans d’une pensée, d’une sensation et d’une conscience demeure de l’ordre de l’inappropriable, car comme l’indique Philippe Jaccottet, la poésie nous renvoie à « la part toujours inconnue et toujours obscure de nous-mêmes et du monde ».

       On referme le recueil avec l’impression d’avoir effectué un voyage dans une Inde bigarrée, car la poésie de Lahiri même si elle repose sur l’observable et la retranscription transversale de l’insolite d’une manière imagée, ne s’y réduit pas ; elle vise à rattraper l’instant fuyant et à proposer un arrêt sur image de paysages en continuelle métamorphose. D’où l’importance des verbes, des mots pour fixer, même poétiquement, noir sur blanc, l’évanescent, parce que la beauté du poème réside dans son inaltérable teneur, donc dans sa capacité à défier le temps et ses décors passagers.   

 

[1] Cité dans le prologue du recueil, p.9.

[2] La pagination entre parenthèses se réfère au recueil Paysages sans verbes.

[3] « Ode à un feu rouge », pp.110-111.

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Co-traduction par Cécile Oumhani et Geetha Ganapathy-Doré,
Éditions Apic, Coll. « Poèmes du Monde », Habib Tengour (dir), Alger, 2020
164 p.
15 €


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