déca-l’âge, de Claude Rutault par Vincent Broqua
L’écriture aux aguets
On appelle « écrits d’artiste » ou « statements » les textes que les artistes publient. Cette manière de les nommer signale qu’ils n’ont pas une vocation littéraire, que leur préoccupation serait ailleurs : ils cherchent à expliquer le travail de l’artiste, à en énoncer les principes et les méthodes. Or, pour Claude Rutault l’écriture n’est en rien secondaire. Ses textes ne sont pas des « écrits d’artistes », mais une écriture pensée et pratiquée comme telle. Le remarquable livre déca-l’âge, qu’il publie chez « Walden n » (la maison d’édition fondée par Christian Bernard), en fait la démonstration éloquente.
L’œuvre de Claude Rutault repose depuis 1973 sur des protocoles écrits qu’il nomme des « définitions-méthodes ». Ces phrases sont interprétées par les personnes qui « prennent en charge » leur « actualisation » sur le mur ou dans l’espace. Pourtant, ni la peinture ni l’écriture de cet artiste ne se résument à ces phrases. Contrairement à d’autres artistes du protocole, il n’est pas conceptuel : l’écriture n’est pas l’oubli de la peinture et le texte n’est pas son refuge non plus. Si la peinture est l’enjeu de son œuvre, l’écriture est aussi travaillée comme un médium. En effet, dans déca-l’âge, plus encore que dans ses livres précédents, trois conceptions de l’écriture sont convoquées pour questionner le réel : 1) l’écriture comme attention matérielle au langage et à la page : la reproduction du texte de Claude Rutault en fac-similé ne sacralise pas l’écriture à la main ou la parole de l’auteur, elle met en valeur la matérialité des signes sur la page ; 2) l’écriture comme recherche, c’est-à-dire l’écriture comme déploiement d’une pensée par la phrase et le poème : la phrase se constitue, est ouverte, elle peut éclater, elle est le lieu d’une action du langage, une scène poétique, « un lieu non précisé dans lequel pourrait se dérouler la scène » « qui ressemble à une fiction », propulsant le texte dans sa troisième dimension 3) l’écriture comme dispositif où récit, fiction et rêves sont capitaux.
Lecteur actif de Stein, Celan, Beckett, Pinget, Bernhard ou encore des polars de la série noire, Rutault énonce ici une nouvelle conception des rapports entre écriture et peinture : l’écriture fait traverser la peinture tout comme la peinture fait traverser l’écriture. Dans ce double jeu, l’écriture n’est donc pas ekphrasis de la peinture à venir, elle n’en est pas la description, elle en est le mouvement. L’écriture est à la fois « répétition répétition » ou « répétition différence répétition », une répétition comme insistance, comme aurait dit Stein, et en même temps « la même phrase [se déplie] de page en page, ne pas avoir peur, la phrase toujours incomplète ». Elle ne cesse de s’avancer dans des territoires nouveaux. Comme la phrase, le livre entier entretient un rapport paradoxal au temps et au vieillissement. Comment le temps s’inscrit-il dans la peinture et l’écriture de Rutault fondées sur « la fin de l’objet fini », c’est-à-dire sur l’impossibilité de donner une fin à la peinture, de la figer dans une forme définie une fois pour toute, signée. En 1973, Rutault a peint « une toile tendue sur châssis de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée », abolissant ainsi le monochrome, plus tard, il a inventé « repeindre », « dé-peindre » (actions par lesquelles il recouvre définitivement ses peintures d’avant 1973 ou retire les pigments de celles-ci jusqu’au retour à la toile brute, autre façon de les in-finir) et le « non-peint ». De même, il n’a cessé de réécrire ses définitions-méthodes, rendant ainsi évident qu’elles ne sont jamais terminées, et qu’elles ne sont jamais le substitut de la peinture, jamais son protocole, mais une autre manière de la traverser. « Les toiles de la même couleur que le mur ont la vie courte mais elles ont plusieurs vies » : dans déca-l’âge, l’artiste pose plus que jamais la question de ce qui lui survivra. Il la pose à ses lecteurs, il l’adresse à sa famille.
Les éléments biographiques ont toujours participé de l’œuvre de Claude Rutault, mais ici ils affleurent davantage. C’est même ce rapport au biographique qui ouvre le livre. Ils viennent questionner une œuvre que certains jugeront abstraite ou désincarnée alors qu’elle est tout sauf cela, elle laisse entendre la fragilité de la vie. L’écriture fait traverser tous les troubles, y compris la mort : mort de l’auteur, mort de l’artiste, mort de sa femme Annie, à qui il adresse ses premières phrases « j’ai la certitude de n’écrire que pour toi », et à qui il destine des textes qu’on pourrait qualifier de poèmes. Si l’écriture utilise les outils de la poésie et si ce livre inscrit la mort et la survivance en son centre, rien dans cette écriture n’est nostalgique : « l’effacement la sauve de toute nostalgie ». En effet, avec sa phrase « hybride » et sa « prose élastique » d’une poésie délibérément concrète, presque rêche, Rutault élabore une écriture « aux aguets ». Une écriture qui, comme la peinture, est « toujours impatiente » de sa réalisation. Une écriture comme une confrontation au réel non dénuée d’humour : la pêche, le bassin d’Arcachon, les poissons, la colère, la cuisine, le monde de l’art et ses « bandits », les écrevisses, la chanson, la musique, le vent, la pluie, le gel, ses enfants et ses petits-enfants, tout entre dans ce livre.
Cette rencontre entre la peinture à faire, les questions propres à ce qui continue dans la peinture, et la concrétude d’une écriture vigilante qui par la pensée de la phrase s’ouvre à une pensée du réel font de déca-l’âge un livre d’une justesse qui maintient en éveil. Un livre alerte, un livre aux aguets.