Dominique Fourcade, ça va bien dans la pluie glacée ? par Frédéric Valabrègue
Slab
ça va bien dans la nuit glacée ? est le journal Gaza-Paris-Donzy de la guerre israélo-palestinienne. Ce n'est pas le journal, mais la douche de sang des alertes quotidiennes, douche de détresse et chronique d'un cauchemar. C'est quoi entrer dans le cuisant d'une douleur ni de loin ni de près, dans la gifle d'une déflagration, dans l'impuissance à en payer le prix dans sa chair, surtout pas en bon apôtre ni en analyste perspicace, sinon vivre une passion «laïque», comme cet adjectif revenu sous nos yeux de lecteur, une passion abrasive comme une dalle de béton et qui nous replonge, chaque fois que Paris ou Donzy (la maison du poète dans le Morvan) semble nous éloigner de Gaza, dans la poussière des gravats et des éclats de verre, en une étreinte forcenée peau contre peau. Cette passion est l'agonie d'un Occident qui n'est plus rien. Et comme pour le couchant, cette agonie est traversée par des fulgurances de beauté : les échafaudages de Notre-Dame qui sont aussi des béquilles, l'élagage d'un grand frêne avec son cordiste à l'envers, le gui arraché de l'arbre qu'il tue. La guerre s'étend dans un temps sans limite et inactuel, dans une vision du contemporain où toutes les époques sont sur le même plan slab. Elle s'étire sur une géographie sans limites faisant éclater l'enclave avec les enclavés de tous les camps. Il n'y a pas de hors-champ au crime dont nous sommes éclaboussés, pas d'innocents ni de refuge où crier pouce.
Dès la première page, l'enfance est annoncée (gauler des noix) parce que ce livre contient l'enfance des questions, les plus énormes, nécessaires, utopiques. Est-ce s'aventurer sur un terrain glissant que de reposer la question d'une identité, d'« une judéité», d' une arabité » ? N'est-il pas possible d'inventer autre chose que la Nation, la Race, la Religion ? C'est le courage du poète, tremblant de recevoir le toit sur la tête, que d'y aller avec toute sa fatigue et sa faiblesse... Il se rend au cœur du prurit. Il loge dans la fracture pour y ouvrir un jeu. Un jeu, c'est un jour. Il le trouve dans la voix de ceux qui accompagnent ce livre en y croisant son débat : Franz Kafka, Imre Kertész, Jean Genet, Albert Dichy, Asmaa Al-Ghoul, Martin Buber. Leurs mots fendent la muraille, ou c'est un regard qui la perce, comme la découverte d'une photographie de Tanya Habjouqa (occupied pleasures) dans une exposition de l'Institut du Monde Arabe : Ce que la Palestine apporte au monde (automne 2023), où une jeune Palestinienne lance le javelot, apprentie athlète au foulard devant un rempart de slabs. Un filet d'air passe alors entre les massacres et les deuils...
Le livre traverse les territoires. Il déterritorialise. Il désenclave. Il mène avec tact, toucher, contact son travail de pousser sur les murs. Nous, lecteurs, cherchons à les pousser avec lui et il nous indique où poser nos mains pour faire de la place alors que nous sommes asphyxiés par la poussière. Nous poussons avec Kafka dont nous nous souvenons qu'il écrivait dans son Journal (8 janvier 1914) : « Qu’ai-je de commun avec les Juifs ? C’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même... », avec Kertész disant dans un entretien à Catherine David (L'Obs. 4 avril 2016) : «J'étais juif, mais différent d'eux, différent des autres, différent de moi. Il semble que je sois un Juif d'une autre espèce. De quelle espèce ? D'aucune. Il y a longtemps que je ne cherche plus ni ma patrie ni mon identité. La shoah a créé une nouvelle espèce de Juifs, pour qui être juif n'est ni une identité religieuse ni une appartenance communautaire, mais avant tout un devoir moral. » Nous poussons encore avec Asmaa Al-Ghoul nous indiquant : « Au demeurant il existe à nos yeux une idée plus grande que le Hamas, et c'est la Palestine,». Plus grand. Y aurait-il quelqu'un de plus grand que l'Israélien ou le Palestinien et qui serait l'homme ? Nous avons peur de nous faire rabrouer comme un enfant (Va casser des noix !) ...
ça va bien dans la pluie glacée ? ne nous permettra pas de trouver de réconfort dans le « devoir moral » prôné par Kertész et aucun lieu au monde ni aucun refuge ne nous permettra «de faire un bond hors du rang des meurtriers», selon le rôle et la vertu que Kafka prêtait à l'art ou à la littérature. Nous les lecteurs, nous aurons beau voir apparaître la figure d'Abraham en migrant, celle de Jean Genet en vagabond, assister à toutes « les délicatesses de cœur » rapprochant les protagonistes des haines millénaires, jamais aucune bonne mesure ne nous mettra du bon côté. Même en convoquant les meilleurs sentiments du monde, « l'amicalité, la philia », termes dont Fourcade connaît en même temps qu'il les avance la désespérante dérision, nous ne nous sortirions pas du carnage. Le livre est une passion qui cauchemarde parce qu'il est au cœur d'une certitude, celle de participer au crime. Aucune sorte d'humanisme frelaté ne fera de nous des innocents. Pourtant, avec toute la mauvaise conscience envenimée qui est le propre de l'Occident à ce moment de son histoire, celui de sa faillite, le poète propose des trouées. C'est sa seule chance, c'est son métier. Il s'en explique en partie devant ses petits-enfants avec son art d'être grand-père (« je dois à tout prix ne pas leur donner le visage d'un homme qui pleure »). Il n'est pas là pour décourager la vie. C'est au bout du malaise qu'est ce retournement : quoi raconter aux enfants pour ne pas désobliger la vie ?
Ces jours, ces trouées de lumière tirées de l'art, du magdalénien au contemporain (Lascaux et les QR codes), et apportant leurs couleurs et leurs goûts de jeunesse et d'émerveillement dans le quotidien, y compris la couleur des mots (« un ruchi – un brief – un canarino » ou «un reps de rayonne ») sont-ils des évitements et permettent-ils d'échapper à l'affrontement, au corps-à-corps avec le réel ? Ils sont exactement sur le même plan qu'une voix qui hurle et vomit. Ils ne sont pas séparés. Ils sont pétris ensemble dans le même souffle. Les contrastes rythmiques du texte, ombres et lumières, ne créent pas de discontinuité de ton. Il est d'un seul tenant d'éclats, de lambeaux et de ruines modulés en une polyphonie. Un laps de temps de crise et d'urgence a sa musique, son dodécaphonisme. C'est ce qui fait la poésie de ce livre, le tempo. Il est au-delà de l'honnêteté et du courage, de la faiblesse et de la honte. Il est un miracle de funambulisme somnambule parce que suspendu à ce qui arrive. Il est inguérissable et jamais personne ne pourra démêler sa faim de vie de sa douleur.