Emmanuel Laugier, Implications par Valéry Hugotte

Les Parutions

03 sept.
2022

Emmanuel Laugier, Implications par Valéry Hugotte

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Emmanuel Laugier, Implications

 

 

          Dans un fragment énigmatique de Moraines¸ le grand poète Jacques Dupin disait ainsi le « piège » du livre auquel nul lecteur ne pourrait se soustraire : « Tu ne m’échapperas pas, dit le livre ». Mais, si nous ne pouvons échapper au livre, comment le livre ne nous échapperait-il pas, dès lors que nous tentons de le saisir par nos propres mots ? Plus encore, comment rendre compte d’une œuvre aussi délibérément instable et indéfinissable que celle de Dupin, telle qu’elle n’a cessé de se réinventer entre le premier recueil de 1950 et la disparition du poète en 2012 ? Comme le souligne Emmanuel Laugier, « le mot "œuvre" va mal à cette écriture : elle ne cesse en effet de se remettre en question ». En d’autres termes, comment dire cette écriture sans en trahir la farouche incohérence et le recommencement sans fin ? Du moins s’interdira-t-on le confort trompeur d’une forme acquise, la facilité de la méthode éprouvée ou l’autorité stérile du discours prisonnier de lui-même.

          De fait, les textes qu’Emmanuel Laugier a consacrés à Jacques Dupin depuis plus de vingt-cinq ans, et que ce volume réunit, frappent par leur diversité, par la variété des approches, par les changements de voix aussi. À une présentation de la poésie de Jacques Dupin, succèdent en effet analyses de motifs, questionnement de certains dialogues privilégiés, accompagnements poétiques et, même, un texte plus polémique (sur Discorde, un ouvrage posthume qui regroupe, selon le choix des éditeurs, inédits récents et textes beaucoup plus anciens). Enfin, une chronologie très détaillée, éclairant certains faits biographiques peu connus, figure en fin de volume, tandis que sont cités à plusieurs reprises de précieux passages d’entretiens accordés par le poète.

 

          Pour montrer toute l’importance de l’œuvre de Jacques Dupin, Emmanuel Laugier a tout d’abord le souci de la replacer dans un certain contexte (littéraire, artistique et philosophique), mais aussi dans une Histoire qui la traverse profondément. Certaines pages rappellent ainsi avec pertinence l’importance de certains engagements politiques du poète – et de son écriture. Guerre d’Algérie, crimes du franquisme, espoirs de Mai 68, simples rencontres dans les rues parisiennes : toujours Dupin affirme sa sympathie pour l’insurgé, pour le prisonnier, pour l’exclu. C’est qu’il joue, écrit Laugier, les « chemises de la poésie contre les coins pourris de l’Histoire » (p. 36). Les chemises ou, si l’on nous permet de tordre à notre tour la métaphore, la serpillière – cette serpillière dont Dupin écrivit le lai [1], pour mieux narguer les hiérarchies convenues.

          Puis Emmanuel Laugier souligne l’importance de certaines lectures : Rimbaud d’abord et par-dessus tout. De certaines rencontres, aussi : René Char en premier lieu, rencontre « centrale ». Cependant, aux rapprochements évidents (Artaud, Michaux, mais étonnamment pas Reverdy, oublié ici), ces Implications ajoutent des échos plus inattendus, des tissages plus surprenants, comme lorsqu’elles provoquent la rencontre des mots de Dupin et ceux de Mandelstam. Emmanuel Laugier n’oublie pas non plus de rappeler l’importance de la philosophie. Car le rejet de Platon, partagé avec Yves Bonnefoy, et tel qu’il s’exprime par exemple dans Éclisse [2], ne doit pas abuser : l’attention de Dupin aux textes philosophiques fut constante – en témoignent par exemple l’épigraphe d’Échancré empruntée à Spinoza, et certaines résonances très nietzschéennes de ses poèmes. C’est donc tout naturellement que sont ici convoqués Michel Foucault, Jacques Derrida et Philippe Lacoue-Labarthe, mais aussi la pensée extrême-orientale qui a tant marqué le recueil De nul lieu et du Japon. Surtout, Emmanuel Laugier, qui a par ailleurs édité un recueil de textes de Dupin sur l’art ne manque pas de rappeler combien son dialogue avec les artistes lui fut vital. De nombreuses pages évoquent en effet « ce mouvement qu’écrire sur l’art travaille et forme dans son langage » (p. 83). Parmi de nombreuses obsessions communes avec ces artistes qu’il aima tant fréquenter, Laugier montre ainsi combien la question lancinante : « Qu’est-ce qu’une tête ? » poursuivit Dupin, tout comme elle poursuivit Giacometti, Michaux et Bacon. Enfin, est évoquée l’étroite complicité qui a uni le poète à Tàpies – mais on pourra regretter que ne soit pas davantage interrogée sa proximité avec Miró, dont il fut l’ami et le principal spécialiste [3].

          De plus, même s’il souligne justement l’importance de l’aventure collective qui fut celle de la revue L’Éphémère, Emmanuel Laugier remet implicitement en cause certaines catégorisations trop commodes, qui parfois ont pu associer Dupin à certains poètes de sa génération au prix de quelques généralisations hâtives, puisqu’il s’attache surtout à montrer la singularité de cette écriture – sa violence, ses suffocations, ses refus enragés de céder à quelque rationalité réconfortante : « L’expérience tourbillonnante de la mémoire conjugue ainsi le oui et le non, les antagoniques affirmations de vie et de mort par quoi la lumière est autant "tresse et détresse"  » (p. 50). Les différents textes recueillis ici insistent d’ailleurs sur un rapport essentiel à la folie, chez un poète dont le père était médecin-chef d’un asile d’aliénés. Sont ainsi rapportées ces paroles éclairantes de Dupin : « la proximité de la folie a toujours été chez moi présente » (p. 120).

          Mais l’analyse, l’écriture sur, est ici indissociable du mouvement complice d’une écriture avec. C’est ainsi qu’un texte comme « Portrait d’homme à la tête de boxeur » abolit toute distinction entre la prose de l’approche critique et les éclats de l’écriture poétique, jouant avec certains mots des poèmes de Dupin pour un plagiat nécessaire, selon l’expression célèbre d’Isidore Ducasse. De même, les poèmes réunis en fin de volume rappellent cette évidence : c’est d’abord en poète qu’Emmanuel Laugier répond ici à Jacques Dupin – et peut-être n’a-t-il jamais vraiment cessé de lui répondre, dans sa poésie même, depuis le recueil L’Œil bande de 1996, où déjà se disait « cela qui prend à la figure ». Non, « les livres de Jacques Dupin n’assagissent pas », répète Emmanuel Laugier dans ces Implications au titre révélateur : c’est que les livres de Jacques Dupin aident, comme peu d’autres, à ne rien céder de la rage, à ne rien taire de la violence, à opposer à toute tentation du lâche compromis la radicalité d’une discorde originelle.

 

 

 

[1] Le Lai de la serpillière figure parmi ses Chansons troglodytes de 1989, tout récemment rééditées et préfacées par Dominique Viart dans le volume L’Esclandre (P.O.L., 2022).

[2] « Platon l’a chassée de sa République. Elle (la poésie) n’y est jamais retournée » (Éclisse, in M’introduire dans ton histoire, P.O.L., 2007, p. 35).

[3] On pense notamment à la monumentale biographie qu’il a consacrée au peintre (Jacques Dupin, Miró, Flammarion, « Grandes monographies », 1993).

Le commentaire de sitaudis.fr

La Lettre Volée, 2022
96 p.
18 €

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