Enfant de perdition de Pierre Chopinaud (1)
Ce premier livre va donner encore plus de liberté et de souffle à tous ceux qui, écrivant aujourd’hui, auront la chance de pouvoir le lire.
Il déporte chacun de ses lecteurs là où il ignorait avoir envie d’aller, il y en aura même qui trouveront en lui la force et le courage d’arrêter d’écrire.
C’est une œuvre majeure d’abord par la puissance et l’absolue singularité de son écriture dont on ne fera pas ici l’effort de donner les formules grammaticales, ce serait la réduire à un style et au plus manifeste : une touche renversante de l’ordre « moderne » des mots de la phrase. Or on sent bien que sourd de là un souffle de grâce qui ne peut s’expliquer techniquement ; et c’est une tenue de hautes et basses notes d’un bout à l’autre de ces 572 pages, parmi lesquelles on trouve des phrases complexes qu’on recopie non sans plaisir :
La vallée était voilée d’une vitre de verre non vue au travers de quoi était manifeste des toits, des pierres, des violettes la splendeur, tandis que, l’aiguille allant à la lurette, la cloche s’allait, au faîte de la colline, et comme elle y arrivait, dodelinant, faire son battant battre sa robe, et son tintement, comme Sidonie allait aller, couvrir le roulis grinçant des chariots à provision que les dames tiraient dans l’allée du marché, ainsi que le prix dit de bouche de marchand et les cancans dits.
Passons sur l’allitération rimbaldienne du début (ce n’est pas une figure récurrente), de telles phrases arrêtent la lecture comme un poème ; on se demande si le (très bon) correcteur de l’éditeur n’aurait pas dû intervenir (et force est de reconnaître qu’à quelques reprises, il a laissé passer des coquilles et des fautes), on aurait écrit :
étaient manifestes des toits etc
mais c’est la splendeur qui, sujet du verbe, arrive après ses génitifs.
Que le lecteur se rassure, il trouvera aussi des phrases brèves et simples comme :
J’avais peur.
Et la plus brève, la plus simple :
Soyez bien.
Ensuite, c’est aussi une œuvre de par son dépassement du genre du roman : très précisément situé temporellement et spatialement (voir dès le début du livre, comment le plan des lieux du récit principal est extraordinairement légendé), il s’agit du récit de l’initiation spirituelle et éthique du narrateur, de sa prime enfance jusqu’à la sortie de l’adolescence sauf que ce récit est, on l’aura deviné … épique et, intriqué, interpolé avec d’autres récits annexes et jamais secondaires, même épicaresque, si ce mot hybride qu’il suscite nous est permis et permet, à peine, de cerner l’incernable.
Or, il y a toujours doute sur cette …
… lumière par quoi les hommes avaient la prétention d’éclairer en l’ordonnant le chaos.
De même le lecteur, est parfois défié.
Il est aussi pris par la main, initié et guidé.
Les trois grandes sections qui composent ce triptyque sont titrées en latin, langue d’un sacré presque universel.
Et les intertitres, tous rassemblés en italiques et en gras sous chaque chapitre (qui aurait pu s’intituler tout aussi bien Chant) enchantent et guident ou reposent autant qu’ils déconcertent, exemples :
Muter sa race maudite en ostensible apparat.
L’infernal état de personnage.
Dieu dont Omar venait d’injurier le nom.
Ce que nous raconte le narrateur est tellement débarrassé de toute contingence que l’actualité la plus récente (telle la guerre dans l’ex Yougoslavie) devient Histoire comme les anecdotes de formation de l’enfant semblent contemporaines de Homère, Virgile et Dante, en prise avec les mythes, les contes, les fables et les légendes encore plus universelles.
Si bien qu’on est tout surpris de voir apparaître, au détour d’une image, tel fantôme de Conrad, telle idée explicitement attribuée à Hegel, tel plan de Kurosawa ou telle encre de Michaux. Et de voir les pages finales s’emballer comme dans un polar.
Le narrateur s’est exercé très jeune à son art, enfant contant à d’autres enfants, des histoires hallucinantes, hallucinées d’amour et de mort.
Et ce qu’il n’a pu leur dire, en particulier son envoûtement par « une entité métaphysique qui le harcèle intérieurement » nous parvient aujourd’hui, sans doute au terme d’un long travail dont Pierre Chopinaud s’efforce de donner une idée non chaotique ici.
La singularité exceptionnelle de sa voix, sans doute liée à sa généalogie et ses compétences de traducteur du Romani qu’il est devenu, tient peut-être aussi au fait que, enfant contant et parlant, il a su écouter autant que voir, écouter même ce
… silence dont la surface n’était ici percée que par les cris que les chats faisaient rouler dans leur ventre.
ou, devenu adolescent, se rapprochant de la scène, secondaire et non fantasmée d’une femme en train de faire l’amour, il se décrit en extase de tous ses sens sauf précisément celui de la vue, toujours prédominant dans l'imaginaire mâle occidental grâce à l’écoute, devenant non voyeur mais écouteur ou plutôt ouïsseur.
Pierre Chopinaud est à l’écoute du tumulte des races et de leurs conflits, du conflit de l’amour et de la mort, des ténèbres et de la lumière.
Il vient de publier un chef d’œuvre inouï.