Eugénie Favre, ANA-VIOLA par Lénaïg Cariou
ANA-VIOLA, PANTHÈRE
Ana-Viola est un avatar de roman. Il en est comme l’écume, demeurée longtemps sur la grève, après le passage de la vague, avant d’être emportée par le vent. Un fantôme de roman. Ana-Viola échappe aux catégories : il, elle, a depuis longtemps pris le parti du mauvais genre. Ana-Viola s’est octroyé elle-même toutes les licences poétiques. Sa langue est l’Ana-Viola.
Ana-Viola est un livre-poème, mais c’est aussi un personnage. Du moins, c’est la conspiration d’un personnage. Elle est nommée donc elle existe : c’est une réaffirmation du pouvoir de dire – quitte à dire ce qui n’existe pas, pour le faire exister un peu. Dans Ana-Viola, Eugénie Favre crée un monde, des mondes. Ils n’ont pas de nom, ou plutôt ils en ont plusieurs : « Penzance », « le jardin de Tresco », « la base d’Enrico Pescatore », « l’île de Malte », « les îles Scilly », « La City », « La baie de Rye », « La France », les « Hills de Beverly », les « places de Melrose ». Ils sont ici et ils sont là-bas. Ils sont réalité et ils sont fiction. Ils ne choisissent pas. Comme Ana-Viola, peut-être, a d’autres noms : Soren, Milly, Sybille, Marianne Moore, Beauty Leary, « la pute d’Argos ».
Ana-Viola est comme ces maisons vides ou ces ghost towns : un lieu dépeuplé, à demi-vide, mais dont on sent, quand on franchit le seuil, qu’ils ont été habités, et que l’esprit du temps qui s’y est écoulé demeure encore un peu, avec la poussière sur le sol.
Je crois que si Ana-Viola devait être quelque chose, Ana-Viola serait une épopée – une anti-épopée. Elle est traversée par un souffle. Un souffle ample, peuplé de voix diverses, qui rappelle les grands cycles antiques, l’oralité des chansons de geste. Ce n’est pas un hasard si Homère, Sophocle, ou Chrétien de Troyes sont cités. (De toute façon, dans la galaxie Ana-Viola, le hasard n’existe pas : tout est soigneusement mesuré.) Ana-Viola dit je mais je y est toujours quelqu’une d’autre. Par contre, la parole est souvent portée, relancée par une adresse :
« que penses-tu de cela ?
ni ciel ni haut ni bas
qu’as-tu pour orienter ma conscience sur le globe ? »
Un tu qui revient, à sa manière, comme une adresse à la muse – sauf qu’Ana-Viola est un pur produit du XXIe siècle post-#metoo, et que la muse est une guérillère : elle a tué l’aède et elle s’est définitivement octroyé la parole.
Ana-Viola s’est approprié la langue : elle l’a fait sienne, elle la tient - « une langue / qui devrait être leur putain ? » :
« tandis que nous éprouvions
le sadisme de la langue
dans l’emploi des pronoms
ils nous ont appris la possession
l’amour la jouissance
et la haine possible de l’autre
sale boulot fait
sans même le savoir »
La langue d’Ana-Viola est hybride, bâtarde, transfuge. Elle se réinvente à chaque phrase, ne connaît pas de règle, pas de frontière ; ici, plus de néologismes, plus d’hapax, plus d’anglicismes, plus d’emprunts à des langues étrangères ou dialectales, pas même une langue nouvelle : un magma verbal, une energeia poétique qui ravit, comme ravit un jour la langue de Rabelais. Il s’agit avant tout de déborder. De submerger. D’oublier ce qu’on appelle langue.
Pourtant, la langue d’Ana-Viola s’adosse à des langues existantes ; celles des plus grand·es : Hilda Doolittle, Kafka, Emily Dickinson, Walt Whitman, Ezra Pound, Gertrude Stein, Ibsen, Marina Tsvetaïeva, John Cage, Louise Labé, dont les citations ponctuent la lecture. C’est volontairement que la langue carnavalesque d’Ana-Viola a oublié la langue : elle naît d’un renversement.
Ana-Viola, depuis longtemps, a fait le deuil de l’Un. Le récit d’Ana-Viola n’existe pas. La narratrice s’en souvient comme on songe avec mélancolie à un âge d’or dont on sait qu’il n’a jamais existé. Comme le vase brisé de Walter Benjamin, que seul·es celleux qui naviguent dans l’au-delà des langues peuvent approcher. À défaut de récit, Ana-Viola propose un bouquet d’ « hortuli », forme nouvelle, dont les sonorités renvoient à la tortue, l’étymologie aux petits jardins. On sent que l’enjeu ici est plus vaste que l’humanité : il s’agit de faire monde, à coup de petits morceaux de langage arrachés. Pas de linéarité véritable, donc : une mosaïque, un tissage :
« si tu ne veux pas parler fais une tapisserie
si tu ne peux pas parler apprends à tisser »
D’où, bien sûr, un éclatement dans l’espace : jeux typographiques, calligrammes, pages noires ou blanches, insertions de schémas ou de d’images. Un « WIP / work in process », qui surprend par son caractère particulièrement abouti.
« ce que nous voulions
c’était introduire des difficultés
dans la forme aimée
et l’aimer difficilement »
Dans ce récit poétique polyphonique, Eugénie Favre construit « une fiction de Dédale », un labyrinthe volontairement aporétique qui aime à renvoyer, dans son alternance de pages blanches et noires, à la caverne de Platon, à la parole socratique et ses enchâssements – comme en témoignent les nombreuses séquences intitulées « Silènes ». Ana-Viola n’en a pas seulement les prétentions : c’est un grand récit. « Un livre noir / supermassif gazeux en son centre ». « Une forêt de textes », que le « trans-personnage » éponyme traverse puissamment au gré de ses multiples métamorphoses :
« je suis la mère qui baratte le fleuve de l’enfer
je repêche toutes les parties
du corps d’Ana
une à une
je suis Éétès qui peigne
la mer noire et repêche Apsyrtos
je suis Isis qui recoud
comme Isis recoud
Osiris »