Expérience du rêve d'Anna Glazova par Renaud Barbaras
Joca Seria publie la première traduction française de la poétesse russe Anna Glazova par Julia Holter et Jean-Claude Pinson. L'œuvre de cette jeune poétesse (elle est née en 1973) frappe d'abord par la réserve, l'économie et une précaution d'écriture qui attestent d'une extrême proximité du sujet à lui-même et la situent assez loin de la tradition lyrique russe, comme le soulignent les traducteurs dans leur excellente postface. Cette proximité ne se manifeste pas dans l'effusion ou l'expression d'on ne sait quels vécus subjectifs mais, tout au contraire, prend la forme d'une très grande attention à l'expérience comme telle, qui, comme les traducteurs le soulignent, en russe comme en français, signifie aussi bien l'épreuve de la vie que l'expérimentation. Il s'agit au fond de se situer à la pointe la plus aiguë du vivre, à la fois comme épreuve de soi et découverte d'un monde, vie intransitive et vie transitive. Loin que la description minutieuse du vécu, sensible en particulier, nous enferme dans une sphère d'immanence confinée où le sujet n'aurait affaire qu'à lui-même, elle nous ouvre au contraire à l'altérité et la profusion d'un monde. C'est cette étrange communication entre le plus intime et le plus extérieur, voire cette indistinction entre le dedans et le dehors, venant brouiller les dualités auxquelles nous sommes habitués, qui est au cœur de l'œuvre poétique d'Anna Glazova et lui donne à la fois sa puissance poétique et sa portée métaphysique. Chez Anna Glazova, l'être sensible est indistinctement ce qui sent et ce que l'on sent, de sorte que le senti est, pour reprendre une formule de Merleau-Ponty, « à la fois comble de subjectivité et comble de matérialité » (Le visible et l'invisible, p. 302). C'est bien en effet à même l'épreuve subjective en ce qu'elle a d'intime et de fugace qu'Anna Glazova accède à la matérialité des choses, à leur poids de réalité, comme si la transparence du vécu ne faisait pas alternative à l'épaisseur du monde. En ce sens, le sujet poétique, ou plutôt le sujet du poème est une pure ouverture, une fenêtre sur un jardin («on m'a ouverte/ à la vie tout entière/ comme une fenêtre sur un jardin », p. 39) ou un trou vers le ciel (« telle parfois/ se pose/ une main entre les omoplates/ qu'à travers elles/ soudain s'ouvre/ un trou en direction du ciel », p. 46). Mais plus radicalement et à la faveur de ce que l'on pourrait nommer l'essence extatique du sujet sensible, la poésie d'Anna Glazova donne à voir et à entendre une communication souterraine et comme une sorte d'échange entre la conscience et le monde. Plutôt que conscience, il faudrait dire corps ou conscience incarnée pour autant que seul le corps me jette au milieu du monde et que c'est à même sa géographie propre que peuvent êtres tracés des chemins vers le monde et au sein du monde. Comme Anna Glazova l'écrit au seuil de ce volume, la sensation est toujours « sensation de relation inversée/ quand soudain tu comprends/ que tout ce qui est tien n'est pas tien/ mais ne fera qu'appartenir,/ un jour,/à ce qui n'a pas ton visage à toi » (p. 11). En entrant donc en soi on se trouve projeté au dehors, hors de soi ou absent de soi : «tu rentres en toi/ comme dans une humidité dangereuse,/ pour continuer/ non la race/ mais une vie aux modalités invivables » (p. 24) ; on encore : « et toi aussi tu es tréfonds,/ et ce qui bout en toi/ semblable au soleil/ et conversation entre étoiles » (p. 86). Les poèmes déclinent donc une sorte de grammaire de cette relation inversée ou plutôt le système des équivalences entre telle partie du corps et telle région ou dimension du monde. Cependant, si cette poésie est bien une phénoménologie de l'indistinction, de la communication entre l'intime et l'extime, elle ne va pas sans une forme d'éthique, sans une « poéthique » au sens où l'entend Jean-Claude Pinson, qui a co-traduit ces poèmes. Anna Glazova nous invite à habiter ce monde d'une certaine façon ou plutôt à nous dilater (terme qu'elle emploie) aux dimensions du monde, en une injonction récurrente à sortir de soi. Ainsi, dans le très beau poème de la page 19 : « alors quitte ta peau alors quitte ton corps alors quitte ton/ cœur alors quitte ton feu », ou encore « sors de toi comme s'il y avait lieu/.. » (p. 26). Il suit de cette extase un échange des rôles, un véritable chiasme : le devenir-monde du sujet est tout autant devenir-sujet du monde, en passant dans la nature le sujet lui donne son corps : « de la respiration de cet arbre/ t'ayant de partout/ aspiré (ainsi s'écoule le jour au rythme de la résine):/ ton expiration est son inspiration » (p. 40) ; ou encore : « tu plonges ton regard dans une pierre vivante -/ s'enflamme/ rougeoyante, limpide, dure et compacte/ sa respiration ;/ Tout ce qui fut ton extérieur/ devient ses entrailles,/ et ce qui fut liquide - nervure »(p. 88). En s'engageant sur les axes secrets qui font communiquer le corps vécu et le monde, Anna Glazova déploie donc une cosmologie singulière, cosmologie qui est en même temps une biologie puisque les coordonnées du monde sont délivrées par les épreuves que le corps fait de lui-même, de ses os, de ses rides, de ses organes et de ses flux. Le poème se situe ainsi à ce point de contact, aussi puissant que secret, entre ma vie et celle du monde, entre mon vivre et une Vie cosmique qui l'irrigue et l'approprie à lui-même. L'œuvre d'Anna Glazova est une leçon de phénoménologie et c'est pourquoi elle est aussi une leçon de poésie. Mais cette leçon ne peut être entendue que grâce à la remarquable traduction de Julia Holter et Jean-Claude Pinson, qu'il faut saluer pour finir.