EXTRATERRESTRIEN de Johan Grzelczyk par Henri Duhamel
Une couverture bleu délavé nous offre une vue aérienne d'un géoglyphe arachnéen de Nazca réalisé il y a plus de 2000 ans dans le désert péruvien. Comme une invitation en miroir à prendre de la hauteur, le dernier opus de Johan Grzelczyk scrute et édicte ce que c'est être humain et plus largement être terrien. En effet, si nous nous observions, vus d'en haut, quels motifs et quels vestiges civilisationnels et naturels laisserions-nous dans notre sillage ? Mais la question ici se pose au présent – ici et maintenant.
ici
sur cette terre je.
Extraterrestrien pose un regard sur ces êtres que nous sommes, nous, terriens en porte-à-faux perpétuel vis-à-vis de nous-mêmes et au sein de notre planète, si bien que nous nous sentons souvent étrangers.
Identités hybrides : entre greffes et achoppement
L'auteur déploie ici une quête éperdue d'identité dans un monde complexe, mouvant, instable. L'anaphore je suis apparaît ici comme une tentative d'exprimer une identité plurielle complexe.
Malgré la dimension déclarative et péremptoire de la formule, sa répétition et les déclinaisons qu'elle propose atomisent toute identité univoque et définitive. Les registres convoqués (humain, non humain, politique, sociologique, psychologique...) sont multiples et sèment le trouble.
je suis un prolé-terrien.
je suis un prima-riterrien.
je suis un huma-niterrien.
je suis un volon-terrien.
Au travers de cet inventaire d'identités possibles et hybrides à l'ère de l'anthropocène, JG tente de définir la spécificité notre nature de « terrien extraterrestre ». Pour la dire et se dire dans le monde troublé qui est le nôtre, il faut assurément inventer un nouveau langage, ou en tout cas l'altérer.
À la croisée du néologisme et du mot-valise, l'auteur vient greffer à la manière d'un suffixe terrien à tout un éventail de mots. La greffe prend plus ou moins bien, et à dessein. Le poète est un chirurgien qui dérange car il dissèque et fusionne : il unit autant qu'il désunit. Le corps des mots, affublé de la sorte et allongé à l'extrême, est littéralement trop grand, pour le regard et pour la page. Il est visuellement dégingandé et phonétiquement boursoufflé. Il se retrouve inévitablement coupé, par un tiret et un retour à la ligne implacable et tranchant.
JG a écrit aussi ce texte pour la forme. Fruit d'une commande, l'auteur connaît bien la charte de la collection Giratoire des éditions Karbones, reposant sur une mise en page particulière, avec une police de caractère de taille conséquente, empêchant difficilement une phrase de s'écrire sur une ligne d'un seul tenant, et ici, en l'occurrence de même y faire tenir un mot entier. Ce dernier se trouvant littéralement scindé en deux morceaux inégaux.
C'est un texte d’achoppement, à l'image de ces pierres sur lesquelles on butte. Il suffit d'en faire l'expérience à voix haute. À la lecture – même mentale déjà – notre regard et notre esprit trébuchent et hoquettent. Nous nous y reprenons à plusieurs fois pour décrypter, autant sur la forme que le fond, ces mots trop longs et hachés, à même d'énoncer notre humanité heurtée et polyphonique. Nous nous retrouvons, tel un enfant, à déchiffrer laborieusement ces vocables nouveaux du bout des lèvres et de notre doigt glissant de manière discontinue le long des lignes[1]. Nous imaginons aisément le texte se prêter au jeu de l'oralisation et entendre, par une mise en abyme, comment ces déclarations cahotantes résonnent et incarnent nos identités extraterrestriennes court-circuitées et contradictoires.
Individualités intriquées et communautés retricotées
Dans son recueil Vivre avec le trouble[2], la philosophe Donna J. Haraway forge (à partir d'une espèce d'araignée) le terme volontairement imprononçable de Chthulucène pour définir une ère post-anthropocène et post-capitalocène. Les principes de tentacularité, de contamination et de tissage développés à la fois de manière scientifique, philosophique et littéraire par l'auteure américaine se retrouvent ici dans Extraterrestrien. L'araignée Nazca de la couverture tisse sa toile à la surface de la planète. Chez JG, individualités et communautés caracolent et interfèrent. Elles dansent de concert. Notre solitude n'exempte pas notre rapport à l'autre. Et malgré nos travers et nos parts sombres, nous demeurons des êtres avides de rencontre, de sociabilité, nourris du rapport à l'altérité. Très vite, ce je – a priori individualiste – devient nous.
nous sommes inextricablement des proximiterriens.
Se déploie ensuite tout un panel de vocables célébrant notre rapport à l'autre, la mise en commun, l'échange et la complémentarité (proximiterriens, sociéter-riens, mitoyenne-terriens, promiscuiter-riens, co-locaterriens, phalanster-riens, interactiviter-riens...) bien vite contrebalancé par une remise en doute de notre intégrité (sursiterriens, imposteuriter-rien, incréduliterrien, incompatibi-literrien, perversiter-rien, frelaterrien, parasiterrien, hostili-terrien...).
Avant même d'employer ponctuellement la première personne du pluriel, et même quand l'auteur revient au je pour achever son texte, nous avons le pressentiment qu'il s'agit bien de nous dont il est question. Le mode subjonctif laisse entendre que nous sommes ces identités monstres, plurielles et perméables, tantôt éclatées (fissili-terrien) ou agglomérées (sédi-menterrien, mon-dialiterrien...), ne serait-ce qu'à titre hypothétique ou de projection.
admettons que je sois.
admettons que je suis
JG laisse la porte ouverte quant aux possibilités de se définir par tout et son contraire : je suis un rela-tiviterrien… un complexiterrien ... un dispa-riterrien... un hétéro-généiterrien... À la fois poème-monde, manifeste et rhapsodie syncopée, le texte de JG devient au fur et à mesure de son déploiement le curriculum vitae kaléidoscopique de nos identités composites et contradictoires.
Même méta, même extra, nous sommes bel et bien terrestres et terriens. Et la voix des poètes est bien là pour énoncer et célébrer notre altérité, notre part d'approximation et d'inconséquence, nos paradoxes, notre bizarrerie constitutive qui agace autant qu'elle nous amuse. Il nous revient de besogner le langage, à l'écrit et à l'oral, pour continuer inlassablement à trouver des manières de se dire, au singulier et au pluriel, sans figer les choses dans le marbre. Ce qui est sûr, c'est qu'en étant extraterrestriens, même si nous ne sommes pas grand chose, nous ne sommes pas seuls et nous ne sommes pas rien.
Putain, putain, c'est vachement bien, nous sommes quand même tous des extraterrestriens !
1 La technique de reproduction de l'édition réalisée à la ronéotypeuse (duplicateur à alcool), la police de caractère et la qualité particulière de cette encre bleu violacé n'est pas sans rappeler les polycopiés de nos cahiers d'écolier d'antan sur lesquels nous avons appris à lire.2
2 Donna J. HARAWAY, Vivre avec le trouble, éditions des Mondes à faire, 2020 .