Fusées, dernier numéro par Cléa Chopard
Depuis 1997, cette revue fait la part belle aux écritures contemporaines ; après quinze ans d’activités, voici son ultime numéro – sous cette forme, nous précise-t-on, car il n’est pas impossible qu’elle réapparaisse un jour un peu différente ; ce numéro 22 contient une série de dossiers d’une grande cohérence, en écho les uns avec les autres.
Avec le travail de Patrick Beurard-Valdoye, on entre dans un « texte-matière ». Préoccupations pour la forme du texte, pour celle de la langue ; une approche qui se renouvelle à chaque projet, au sein même de chaque proposition. Un travail d’investigation précis, scientifique, le poète en historien qui va au-delà de l’Histoire, qui construit sa méthode de recherche autant qu’il invente l’écriture qui en rendra compte – « désir de rencontrer par l’écriture une réalité collective donnée ». Deux textes, La Taupe au Logis et un extrait de Ghérasim après Ghérasim, récits non-linéaires et nourris de sources diverses (littéraires, picturales, musicales, scientifiques…) constituent à eux deux un aperçu de ce qu’est le « narré », terme forgé par Beurard-Valdoye pour désigner « un mode de récit complexe, non discursif, tentant de rendre compte d’expériences ultimes et indicibles, où la forme, si souvent laissée de côté, est une défi que tout auteur sérieux doit affronter, en recherchant l’adéquation entre forme nouvelle et narration […] »
C’est aussi à la matérialité d’un texte-objet que nous renvoie la publication d’un extrait de C’EST, livre réalisé par Bernard Heidsieck et Mathias Pérez autour du travail pictural de ce dernier. C’est le motif qui revient chez Pérez, des formes abstraites mais anthropomorphes, connotées féminines, érotiques peut-être. Les photographies du travail sont comme une traversée des supports à travers ces motifs récurrents, presque obsédants, qu’on retrouve tant sur des toiles que sur des poufs en paille, table, matelas ou encore planche à repasser.
Matérialité aussi, et souci pour la forme du livre, à travers la présentation du travail de François Di Dio, créateur des Éditions du Soleil noir. Développant des livres-objets qui associent un auteur et un plasticien, avec l’idée que « l’illustration du livre doit sortir des deux dimensions », Di Dio sera l’instigateur d’un travail expérimental visant à créer des multiples de ces livres habituellement produit à l’unité, avec ce que cela implique de recherches sur le matériau, la reproduction des formes particulières, requérant de la part de l’éditeur et de ses associés inventivité et persévérance. Idée que le mot est objet et qu’il a besoin d’un espace où se réaliser, espace sans cesse à réinventer à travers le travail commun de l’éditeur, de l’auteur et du plasticien/illustrateur. Démarches acharnées pour qu’un livre comportant du son (principalement avec la proposition de Bernard Heidsieck et Ruth Francken) soit reconnu comme livre et non comme un hybride disque/livre. Pour que le livre s’invente et se réinvente au fil des collaborations, pour qu’il ne soit pas seulement contenu mais aussi contenant.
L’objet-livre est encore présent dans le dossier consacré au poète Christian Gabrielle Guez Ricord, avec les ouvrages qu’il a réalisés pendant près de dix ans à l’Atelier des Grames. La Couronne de la Vierge, Anakuklosis ou encore Éphèse sont des textes qui littéralement prennent corps. Le dossier regroupe poèmes inédits et extraits de correspondance qui nous donnent un aperçu de l’univers d’un poète dont on commence aujourd’hui à mesurer l’importance. Un choix proposé et brillamment introduit par Ana-Maria Gîrleanu-Guichard autour de l’intérêt du poète pour les « visions » dont il cherche par son écriture à saisir la complexité et la variété. On prend conscience aussi du lien entre verbal et visuel, qui se nourrissent de façon explicite dans cette œuvre : dessins et graphiques accompagnent souvent ses lettres ; les livres : objets, bien sûr ; et les « écritures angéliques », poèmes incompréhensibles à la croisée de l’écrit et du visuel – ou mieux : visuels dans leur écriture inconnue, équivalents de cette prière musulmane qu’entend sans la comprendre Guez Ricord à Alger, qui lui permet d’accéder « à la présence du sacré ».
Ou, pour reprendre Bernard Noël, ami et correspondant du poète : « Etrange comme la lettre à la fois ouvre et boucle un lieu – comme elle est chemin à l’intérieur de nulle part. Je ne sais ce que tu me dis exactement, mais l’absence d’exactitude fait que tu parles sans fin, toute nuit tirée pour qu’apparaisse le Levant. »
La revue se termine par l’habituelle rubrique des « Travaux en cours » où l’on découvre un extrait de L’Éclat du sensible de Christophe Manon et les Mains Blanches de Constance Chlore – là encore, deux écritures qui réfléchissent l’espace et leur mise en forme ; elle se clôt par un hommage au critique Serge Daney par Jean-Paul Fargier, texte fait d’anecdotes qui dressent un portrait de l’homme qu’était Daney ; celui qu’il a été pour Fargier en tout cas.
Notons encore un dossier sur le travail du peintre Abesh Bivore Mitra qui rend compte des « transformations » d’un lieu, celles qu’expérimente le voyageur au cours de ses déplacements dans l’espace, celles qu’analyse l’artiste ou le spécialiste selon des facteurs politiques, socio-économiques, culturels, etc. Le paysage comme objet mouvant et vibrant qui porte à réflexion et donc à création, dans un ensemble d’œuvres encore en cours que l’artiste a appelé « Allégorie du paysage ».
Fusées n°22, c’est l’attention constante portée à la forme – la nécessité qu’elle a de se réinventer toujours, de se penser chaque fois. Qu’elle soit texte, livre ou peinture, qu’elle navigue entre ces différentes catégories, c’est toujours la matérialité de la réflexion qui est à l’œuvre ; comment on donne corps à un sujet, à un dessein, à un contenu, pour que soit rendue inopérante toute tentative de séparation de l’un et de l’autre.