Gestuaire de Sylvie Kandé par Tim Trzaskalik
Le pèse-gestes de Sylvie Kandé.
Le titre amplifié est le livre.
(Novalis)
Une approche du classicisme
qui n’a rien à dire sur l’esclavage
ne saurait être considérée comme parachevée.
(W. Benjamin)
Gestuaire. Le Trésor de la langue française recense deux sens de ce mot au genre indécis: « Ensemble de gestes possibles à l’homme. » Et « Nomenclature de gestes, donnant matière, substance à un système signifiant. » Ensemble, les deux sens condensent la tenue de la poésie de Sylvie Kandé. Une poésie qui parle des hommes. Des hommes en tant que personnes. Car « toute vie est une vie », comme le dit la Charte du Manden.1 Une poésie qui parle même de la propre personne de la poète. De la poète en tant que personne. Sans dire ses « piètres secrets »2, le moi n’est point haïssable. Et une poésie qui parle du système signifiant qu’est le poème. De ce que fait le poème, en disant sans le dire son dire. Avec la matière qui est la sienne : l’ensemble des gestes possibles à l’homme.
Gestuaire. Un son se greffe sur ces deux sens du mot pour en faire surgir une précision: Gestuaire rime avec Bestiaire. Si le Bestiaire est une collection de fables et de moralités portant sur des bêtes réelles ou imaginaires, Gestuaire de Sylvie Kandé parle de l’être humain qui doit continuer la bête, en interrogant les gestes réels des bipèdes, des reptiles rampants que nous sommes, dans l’Histoire, tel un estuaire de gestes, « embouchure à la mesure exacte de l’antique déchirure ».3
En matière de poésie, cette déchirure est conditionnellement celle qui sépare le dire du dit. Peut-être pourrait-on même définir la poésie comme l’idée d’une tension juste entre le dire et le dit, comme l’utopie d’un discours exact, si toutefois l’exactitude se rapporte au lien juste, bien tendu ou tendu bien, au lien ajusté entre son et sens.
Sylvie Kandé tend ce lien en explorant maintes manières de dire pour en découdre, au fil conducteur de la mort et de la mémoire des gestes, avec l’imaginaire de la cohésion identitaire. Deux poèmes ekphrastiques constituent la trame principale. Un parti pris résolu pour la secondarité. Le poème vient après pour écouter sa matière: Et celle-ci, composée de gestes, est d’abord l’Histoire coloniale à la « mémoire bien plus blanche que nappe d’autel ». Dans « Au sujet du retable des neuf esclaves », poème en hommage à Edouard Duval-Carrié, le défi est défini : Contre « un vertical mépris de tout ici-bas / aux volets du retable va donc revenir / la tâche de conter telle quelle ».4 Et dans « Survivre selon Alice », c’est le vers même qui est peint à ces fins, car si de la peintre est dit que « son geste s’arrondit pour décrire leur séquelle / la cadence des cordes de leurs mains le solfège »5, c’est le vers lui-même qui s’identifie au « paysage à penser » de « ces trois hommes ». Le geste arrondi dit rondement les fins du vers. Et la poète ne cesse de moduler à ces fins la forme haute de l’alexandrin. Le modèle de cette modulation est à l’image des deux vers que je viens de citer : deux vers à la césure inversée (6+7 et 7+6), le premier débordé, le deuxième épique, défigurent la forme figée du passé en l’entraînant dans le fort battement d’un cordage hétérométrique assez souple pour se laisser dicter le rythme par la matière – une matière distancée moyennant la force de la secondarité, en l’occurrence la poète conversant avec la peintre. Conversation pour une conversion du vers qui s’y résume: « Fil ficelle lacet cordage cordelle et rets ». Le sur-mesure de la démesure: encore un alexandrin débordé. Et au modèle, cette fois à la césure lyrique, de clore le poème: « Survivre dit elle jamais ne tient qu’à un fil ».6 Tout comme le poème dépend du fil du temps. Engin de captation, son analogie est le seau dans le puits, et ne serait-il qu’un « bidon coupé au col qui glisse [...] / jusqu’à toucher le tréfonds noyé de mystères / jusqu’à brouiller l’orbe d’eau et de lumière », moyennant le vers, c’est à-dire « LA CORDE tressée de trois brins de doute / rassurante pourtant comme une fable des origines » et « arrimée un jour de besoin ».7
Les prétextes sont aussi divers que les registres des formes. A côté des tableaux : l’écrit. Par exemple la nouvelle Sarzan de Birago Diop dont le poème « Mobilisé » propose une lecture critique défaisant le binarisme nationaliste du récit pour augmenter ce dernier. Pour ce qui est des formes ou genres, au retable se joignent des vocables rappelant autant de gestes littéraires : lamentation ou élégie, péan, kolophon, coda, répons. Mais aussi beuglante et chamade. Et, surtout, proverbe, sans doute lieu de prédilection de Sylvie Kandé qui aime détourner expressions figées et proverbes en les variant ne serait-ce que légèrement, à l’image de son travail sur le vers.
Il y a des solitaires, comme la fable « L’oeuf et la pierre », où Sylvie Kandé lafontainise à neuf, en filant un tissu où l’impair fait la trame au sein d’une parenthèse marquée par l’alexandrin.
Il y a dans plusieurs poèmes un jeu subtil avec le blanc sur la page, jusqu’à frôler quasiment le calligramme, comme dans la pyramide inversée du poème « Prière », ou dans le poème « Bal de pierre », une sorte de stèle et d’épitaphe. Epuiser les gestes possibles du poème – cela suppose de mettre en tension la musique des sons et le silence comme matrice de la parole, les blancs qui cadrent les lettres noires sur la page. Aussi ne convient-il guère de tout dire, car « il y a des choses qui gagnent à être tues ».8 Ellipse et litote demandent le lecteur majeur, l’effort de lire de bas en haut, de démêler les fils tendus dans la relecture, exceptée une définition de dictionnaire.
La tension même devient élan de tissage ou de tressage. Le style haut ou élevé préserve le profane périssable. Et ceci même dans les passages en prose de Gestuaire – une sorte de prosimètre dans la mesure où il est tissé de deux (poèmes en) proses (« Génocide » et « En gros... »), de maints poèmes en vers savoureusement hétérométriques, et de plusieurs indécidables (p. ex. « Tous comptes faits »; « Cannes »; « Coup de chapeau »). En vers et en prose, la musique avant toute chose – et ne serait-ce que pour un gros plan sur « un moustique qui adhère encore légèrement de son corps filiforme au carreau brûlant ». Un précieux « Au temps jadis » sert de titre à un poème recourant à l’artifice de l’oralité pour donner la parole à un esclave qui se souvient d’un seigneur du temps jadis « sur son lit de mort », de son « mâtre ». « Poème sans vers », dit la poète, « inspiré des entretiens d’esclaves émancipés réalisés par le Federal Writers’ Project aux Etats-Unis à la fin des années 30 ».9 C’est dans l’artifice de cette langue qui rend l’oralité d’un vernaculaire afro-américain en l’augmentant que la violence du contexte devient palpable. Et qu’en écho retentit un « Il n'est qui contre mort résiste ».
A côté d’une telle « poésie de rôle » (mentionnons encore les poèmes dialogiques « Coup de chapeau » et « Morts en guerre II »; et les narratifs comme « Vahiné », interrogant le prosaïsme de la violence, l’exotisme et l’enfermement, ou « Génocide », questionnant les pré-textes, idiomes et théâtralités des logiques meurtrières), nombreux sont les poèmes où le sujet lyrique se confond avec la main qui écrit. Le vécu, ou le privé, y est digne de devenir la matière du poème. La poète s’adresse à une défunte (« Âme en cavale »), dialogue avec une aïeule qui prend la forme d’un pic sévère de montagne, mais à la tendresse incomparable (« Coup d’oeil »), entame un chant triste aux vers serrés en hommage « de la fortitude triste / de ces phalènes dorés / qui un beau soir consentent / à offrir le sec de leur corps / à la bête de feu colère / de ne les embraser / qu’enfin »10 et peint un « Portrait en miettes » de son grand-père.
Mais c’est surtout dans les poèmes qui évoquent les gestes de la main qui écrit que le sujet lyrique dessine ses contours. Il ne s’agit pas pour autant de méta-poèmes. Le vase en terre cuite porte la trace de la main du potier – sans devenir méta-vase. Et le poème expose un faire, un comment, pour que chaque mystique devienne un chapeau. Car si toute vie est un coup monté comme la poète le rappelle avec Artaud11, elle ne peut se contenter de peser les nerfs au prix d’en finir avec œuvres, langue, parole et esprit. Démonter les coups en montant autrement les coupes dont se composent les mondes, peser les gestes dehors, par le pèse-geste qu’est la langue, en surfacier qui profonde la page par le relief versifié – tel est le défi. En lisant ce qui n’a jamais été écrit. En lectrice de gestes qui devancent le mot, l’épousent et s’entremettent pour s’imposer en leurs retombées.12 Le poème « Brève de main » contient un art poétique d’écrire avec beaucoup d’impersonnalité. Le passage qui, dans la troisième strophe, mène du sujet lyrique au pronom impersonnel « on », du sujet lyrique maîtrisant les gestes qui lui appartiennent en propre, qu’il emprunte à son répertoire13, à « un doigt » impersonnel qui « conduira tout l’orchestre », se confirme-t-il dans la dernière strophe. La « signature » qu’est tout geste y rappelle le particulier ou le singulier du propre de l’appartenance. Mais qu’on la paraphe ou qu’on la rature – peu importe. C’est le faire qui compte: « Son luxe son parfum / aux quatre vents on sème / quand d’aventure / la main d’elle-même s’éprend ».14 Ce n’est plus telle ou telle particularité du geste qui compte, mais une qualité de tout geste intégré : intention et réalisation (ou interprétation) y deviennent inséparables. Ecrire de tout son corps – car le corps a ce pouvoir d’enclencher un devenir naturel de ce qui avait été artificiel. La main qui a appris son geste, qui le possède en propre, mesure la liberté de s’éprendre d’elle-même sans pour autant n’écrire que l’écho attendu de son sang retourné.15 Car en faisant corps avec son geste, le poème s’écrit, irrépressible aspiration à la liberté, et à l’inconnu par-delà toute appartenance: « A qui veut entendre / (captive de la nacre) / l’intraitable voix océane / un poème – toujours / sera meilleure conque ».16
Si le geste a ce pouvoir de devancer le mot, de l’épouser, de l’interrompre, de le remplacer par son éloquence propre, n’est-ce pas parce qu’il est structuré comme un langage ? Le philosophe et critique allemand Walter Benjamin distinguait le geste momentané du geste qui perdure. On peut sans doute se demander si cette distinction ne dépend des deux forces antagonistes telles qu’elles travaillent la déchirure du poème: d’un côté, la force de l’union harmonieuse à l’image d’un classicisme achevé; de l’autre côté, la force de la rupture cinglante à l’image d’une modernité inachevée. Puis, dans l’entre-deux, le poème et sa tension juste, entre le dire (ce que le poème fait) et le dit, rappelant le désir d’exactitude entre dire et faire.
D’un côté, le geste réussi ou maîtrisé, bien arrondi, qui unit à la perfection son dire et son dit, intention et réalisation. Geste momentané, du moment de l’union. Geste d’un présent pur. Pour le meilleur et le pire ... Geste de la main qui d’elle même s’éprend. Geste de la main qui prend la main d’un autre. Deux personnes qui se serrent la main, ne font-elles pas exactement ce qu’elles disent ? Et ne disent-elles pas exactement ce qu’elles font ? Celan ne voyait pas de différence de principe entre une poignée de main et un poème. Prendre ou mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, disait Mallarmé. Mais aussi le geste génocidaire joint aux paroles meurtrières de la différence fait ce qu’il dit: « C’est que nous maîtrisons l’art des gestes ; eux, depuis la nuit des temps, se contentent de mouvements ».17
De l’autre côté, le geste qui dure et perdure par la force du doigt de pouvoir montrer quelque chose sans lien aucun avec notre index qui, dans un autre geste identique, peut renvoyer à autre chose, constituant une sorte de langage purement démonstratif où la rupture cinglante entre le dire et le dit empêche toute union momentanée et oblige de passer à l’infini de renvoi en renvoi. Créant autant d’intervalles qui trouent le continu de ce qui se passe. Comme en poème où un mot ne cesse de renvoyer à d’autres mots, où un vers peut s’entendre tel un vocable refait à neuf, à condition d’interrompre le défilement des vers de haut en bas pour y revenir à contre-courant et découvrir leur théâtre épique : plus l’action est interrompue, trouée d’éllipses, plus les gestes frappent l’attention.
A l’image de l’acteur au théâtre qui doit être capable de mettre ses gestes en italique comme l’imprimeur le fait avec des mots, Sylvie Kandé italique dans Gestuaire « ce qui ne s’entend ni ne s’écrit », pour le lire, pour rendre citable des gestes. Pour rendre citable aussi bien les gestes non-séparés momentanés que ceux qui perdurent et se prolongent dans la déchirure. Pour trouver la tenue que le gestuaire de l’Histoire nous impose et pour abolir nos misères par le développement critique de cette tenue. Y compris les « coups bas » que chante Aimé Césaire dans « Maillon de la cadène ».18 Pour entrevoir dans l’infini renvoi entre contours tremblants, par la force d’irruption de la rupture, les moments de tension juste, le momentané d’un corps à mains signant et scellant justement des expériences. Comme si l’idée de l’union harmonieuse d’un classicisme parachevé était la mémoire même d’une modernité à venir. Sachant que l’approche d’un classicisme momentané qui n’a rien à dire sur l’esclavage parachevé ne saurait être reconnue comme bien tendue. « Le geste le plus tendre est inscrit dans la pierre ».19
1 Sylvie Kandé, La quête infinie de l’autre rive. Epopée en trois chants, Gallimard, 2011, p. 35.
2 Sylvie Kandé, Gestuaire, Gallimard, 2016, p. 53.
3 Aimé Césaire, La Poésie. Edition établie par Daniel Maximin et Gilles Carpentier, Seuil, 2006, p. 451.
4 Sylvie Kandé, Gestuaire, p. 89.
5 Ibid, p. 25.
6 Ibid, p. 24s.
7 Ibid, p. 27s.
8 Ibid, p. 92.
9 Elara Bertho, „Entretiens avec Sylvie Kandé: Le poème comme geste“, in: diakritik.com.
10 Sylvie Kandé, Gestuaire, p. 67.
11 Voir ibid, p. 55.
12 Voir ibid, p. 40.
13 Voir ibid, p. 40.
14 Ibid, p. 41.
15 Voir ibid, p. 11.
16 Ibid.
17 Ibid, p. 26.
18 Aimé Césaire, La Poésie, p. 410.
19 Sylvie Kandé, Gestuaire, p. 95.