28 juil.
2006
gouttes ! lacets ... d'Elke de Rijcke par Dominique Quélen
gouttes ! lacets, pieds presque proliférants
sous soleil de poche
Elke de Rijcke publie en l'espace de quelques mois deux livres qui se répondent et se présentent dès leur titre comme des objets singuliers : troubles. 120 précisions. expériences. et gouttes ! lacets, pieds presque proliférant / sous soleil de poche, lequel est lui-même scindé en deux volumes.
L'ensemble frappe par sa maîtrise et son énergie. Une langue ici surgit tout armée, on ne sait d'où. Et elle surgit dans le champ périlleux de la poésie de l'intime, où elle use d'une rigueur et d'une liberté qu'on n'y trouve pas d'ordinaire, maniant aussi bien l'ampleur qu'un soin méticuleux. Les gouttes du seul recueil dont on s'occupe ici sont des « gouttes pesées lourd ». Ainsi l'insistance sur le « petit » (l'adjectif revient très souvent) montre non la faiblesse de l'ambition mais la minutie du détail, l'attention à la vie dans ses tropismes. Aucun poncif, aucune mièvrerie dans cette poésie de l'intime, mais l'exploration du corps dans son mystère et dans celui de son rapport au monde - rapport mystérieux mais désirant -, que doit rendre un langage fait d'étrangeté. Il y a quelque chose du tour de force dans la manière dont, hors de toute ostentation de modernité, avec ce que la poésie féminine (notion dont on n'a plus lieu de parler) a de plus éculé, Elke de Rijcke bâtit son texte improbable et rigoureux sans laisser la moindre place à une émotion non contrôlée.
Emotion, mais à froid « palpitation à distance de bras » :
« le toujours plus profond
en lui il chassera, la pointe fabriquée
de façon froide
de sa réponse »
On voit combien le langage participe de l'exploration. Les tmèses qui abondent (« dans l'entière sur soi refermée chair de lèvres », etc.) ne sont pas des coquetteries mais contribuent à ce sentiment d'étrangeté au sein d'un univers familier : elles en sont, comme peuvent le faire les bras, une mise à distance.
D'où un texte obscur et limpide, à la fois jamais abstrait ni facile, et qui évite tous les écueils du genre. Vivre et découvrir le « réel » y sont une aventure de chaque instant, comme ce l'est pour un petit enfant. Car c'est un poème de la maternité (comme, voilà une douzaine d'années, le très différent Premier été de Maryline Desbiolles), où le regard serait celui partagé - mais sans naïveté - de l'enfant. Découverte du monde dans ses parties, à travers une série de cheminements (aussi bien tout simplement des promenades : « Une première grande sortie - visite au Grand Hornu », « nous conduisons sur l'autoroute direction Mons »...), à travers des objets simples, reconnaissables et aussi quotidiens que les « salades », « chicons » et « yaourts » du marché, où le lecteur lui-même cherche des repères, l'œil glissant parfois hagard le long de ces lignes, dont les mois, février, avril, rythment la progression comme l'enfant grandit - « tu as un mois maintenant ».
Le livre s'ouvre sur l'hôpital et la naissance. Mais tout se télescope, c'est aussi bien poème d'amante que de mère, l'enfant est adulte dans la même phrase, le blason se fait dans le même temps tombeau. Le « chauve » qui revient régulièrement évoque autant la vieillesse et la mort que la naissance - « je suis mort-née ». Descendre, couler, tomber, semble être le mouvement naturel des objets du poème. Il s'en faut de peu qu'une scène de baignade ne soit de noyade ; « suis-je écoulement », écrit l'auteur, et : « ici je suis nouveau-née A L'ECOULEMENT DU TOI M ME ». Jamais pourtant ne s'immisce le pathos. Car cette langue emprunte à l'eau sa malléabilité, sa souplesse : « traces aquifères » du poème de Zanzotto cité en fin de recueil. Langue du corps même, semblant passer par d'autres voies, dans ses fluides et ses sécrétions - « mon corps au sein est par sa bouche enfantinement embaumé, ce lait me huile les têtes et vient apaiser ». Car il est nécessaire, cet apaisement, avec l'énorme violence qui est faite à l'être dans le dur labeur d'exister.
L'« épuisement » n'est pas dû qu'à l'expérience mais aussi à la nature même de ce corps fragile, poreux, presque labile, avec sa « tête flasque à travers le crâne », où, péniblement, « je se parle ».
Naissance d'une langue qui se fait dans son mouvement même, sinuant comme on trace sa voie parmi une végétation proliférante. Elle y parvient avec audace et naturel, en s'affranchissant parfaitement des contraintes de la syntaxe et de la ponctuation. La part du pur jeu y est cependant réduite. Ce qui n'est pas nécessaire saute. D'où les ellipses (« nulle face / leur échappe », « large ton sourire comme seul un nourrisson »...), les hapax (« aéférique », « baguerondes »...). Les phrases s'emplissent de courts-circuits qui parfois rappellent James Sacré et font de ce livre ce qu'est avant tout la poésie : une langue qui s'invente, maniée comme une langue étrangère qu'on fait sienne, s'affranchissant de l'inutile correction (« visage dépourvu de yeux ») au profit de l'expressivité : « chose ici chante ouvert ». Alors si c'est enfantin, c'est d'une enfance qui accède sans évidence à l'expression, une enfance où « des mains m'essaient dans un ténébreux travail », où « petit paquet m'est insufflé ». Il faut ici citer en entier le magnifique poème qui dans la dernière partie mime pour ainsi dire un tel travail :
pas encore compris que tu n'as pas
de bouche pour parler.
aussi pour la respiration il n'y en a pas.
celle dans ton visage ne peut le faire, tu ne sais pas vraiment
pourquoi
un quelque chose apparemment te tire vers l'intérieur
Dans ce difficile entre-deux, entre ce pré-langagier et le « post-mental » du titre de cette partie, il y a le chemin étroit que trace Elke de Rijcke. Le poème devient ce « corps nôtre reposant ouvert », tel qu'il se donne, énigme limpide. Selon Deleuze (Bartleby, ou la formule): « ce qui compte pour un grand romancier, [... ] c'est que les choses restent énigmatiques et pourtant non arbitraires : bref, une nouvelle logique, pleinement une logique, mais qui ne nous reconduise pas à la raison, et saisisse l'intimité de la vie et de la mort. » - On peut, après tout, en attendre autant de la poésie. Et de même, disait Flaubert, qu'il y a un style de la phrase, il y en a un du paragraphe : on retrouve cette nécessité dans l'extrême précision du dispositif. (Il faut saluer aussi le travail de l'éditeur pour rendre la minutie des audaces typographiques et de la mise en page de l'auteur.) Six parties organisent le livre, dont les titres sont empruntés à un poème d'Andrea Zanzotto cité en fin de second volume, et rarement table des matières (elle occupe ici dix pages) aura ainsi donné à lire ce qui est déjà un poème, lui-même structuré à l'extrême et mettant en évidence le travail d'intériorisation et de constant effet de loupe du texte : cette attention à l'infime qui résulte de la justesse de l'instrument.
sous soleil de poche
I
Elke de Rijcke publie en l'espace de quelques mois deux livres qui se répondent et se présentent dès leur titre comme des objets singuliers : troubles. 120 précisions. expériences. et gouttes ! lacets, pieds presque proliférant / sous soleil de poche, lequel est lui-même scindé en deux volumes.
L'ensemble frappe par sa maîtrise et son énergie. Une langue ici surgit tout armée, on ne sait d'où. Et elle surgit dans le champ périlleux de la poésie de l'intime, où elle use d'une rigueur et d'une liberté qu'on n'y trouve pas d'ordinaire, maniant aussi bien l'ampleur qu'un soin méticuleux. Les gouttes du seul recueil dont on s'occupe ici sont des « gouttes pesées lourd ». Ainsi l'insistance sur le « petit » (l'adjectif revient très souvent) montre non la faiblesse de l'ambition mais la minutie du détail, l'attention à la vie dans ses tropismes. Aucun poncif, aucune mièvrerie dans cette poésie de l'intime, mais l'exploration du corps dans son mystère et dans celui de son rapport au monde - rapport mystérieux mais désirant -, que doit rendre un langage fait d'étrangeté. Il y a quelque chose du tour de force dans la manière dont, hors de toute ostentation de modernité, avec ce que la poésie féminine (notion dont on n'a plus lieu de parler) a de plus éculé, Elke de Rijcke bâtit son texte improbable et rigoureux sans laisser la moindre place à une émotion non contrôlée.
Emotion, mais à froid « palpitation à distance de bras » :
« le toujours plus profond
en lui il chassera, la pointe fabriquée
de façon froide
de sa réponse »
On voit combien le langage participe de l'exploration. Les tmèses qui abondent (« dans l'entière sur soi refermée chair de lèvres », etc.) ne sont pas des coquetteries mais contribuent à ce sentiment d'étrangeté au sein d'un univers familier : elles en sont, comme peuvent le faire les bras, une mise à distance.
D'où un texte obscur et limpide, à la fois jamais abstrait ni facile, et qui évite tous les écueils du genre. Vivre et découvrir le « réel » y sont une aventure de chaque instant, comme ce l'est pour un petit enfant. Car c'est un poème de la maternité (comme, voilà une douzaine d'années, le très différent Premier été de Maryline Desbiolles), où le regard serait celui partagé - mais sans naïveté - de l'enfant. Découverte du monde dans ses parties, à travers une série de cheminements (aussi bien tout simplement des promenades : « Une première grande sortie - visite au Grand Hornu », « nous conduisons sur l'autoroute direction Mons »...), à travers des objets simples, reconnaissables et aussi quotidiens que les « salades », « chicons » et « yaourts » du marché, où le lecteur lui-même cherche des repères, l'œil glissant parfois hagard le long de ces lignes, dont les mois, février, avril, rythment la progression comme l'enfant grandit - « tu as un mois maintenant ».
Le livre s'ouvre sur l'hôpital et la naissance. Mais tout se télescope, c'est aussi bien poème d'amante que de mère, l'enfant est adulte dans la même phrase, le blason se fait dans le même temps tombeau. Le « chauve » qui revient régulièrement évoque autant la vieillesse et la mort que la naissance - « je suis mort-née ». Descendre, couler, tomber, semble être le mouvement naturel des objets du poème. Il s'en faut de peu qu'une scène de baignade ne soit de noyade ; « suis-je écoulement », écrit l'auteur, et : « ici je suis nouveau-née A L'ECOULEMENT DU TOI M ME ». Jamais pourtant ne s'immisce le pathos. Car cette langue emprunte à l'eau sa malléabilité, sa souplesse : « traces aquifères » du poème de Zanzotto cité en fin de recueil. Langue du corps même, semblant passer par d'autres voies, dans ses fluides et ses sécrétions - « mon corps au sein est par sa bouche enfantinement embaumé, ce lait me huile les têtes et vient apaiser ». Car il est nécessaire, cet apaisement, avec l'énorme violence qui est faite à l'être dans le dur labeur d'exister.
L'« épuisement » n'est pas dû qu'à l'expérience mais aussi à la nature même de ce corps fragile, poreux, presque labile, avec sa « tête flasque à travers le crâne », où, péniblement, « je se parle ».
Naissance d'une langue qui se fait dans son mouvement même, sinuant comme on trace sa voie parmi une végétation proliférante. Elle y parvient avec audace et naturel, en s'affranchissant parfaitement des contraintes de la syntaxe et de la ponctuation. La part du pur jeu y est cependant réduite. Ce qui n'est pas nécessaire saute. D'où les ellipses (« nulle face / leur échappe », « large ton sourire comme seul un nourrisson »...), les hapax (« aéférique », « baguerondes »...). Les phrases s'emplissent de courts-circuits qui parfois rappellent James Sacré et font de ce livre ce qu'est avant tout la poésie : une langue qui s'invente, maniée comme une langue étrangère qu'on fait sienne, s'affranchissant de l'inutile correction (« visage dépourvu de yeux ») au profit de l'expressivité : « chose ici chante ouvert ». Alors si c'est enfantin, c'est d'une enfance qui accède sans évidence à l'expression, une enfance où « des mains m'essaient dans un ténébreux travail », où « petit paquet m'est insufflé ». Il faut ici citer en entier le magnifique poème qui dans la dernière partie mime pour ainsi dire un tel travail :
TU LE VOUDRAIS DEJA HORS mais tu n'as
pas encore compris que tu n'as pas
de bouche pour parler.
aussi pour la respiration il n'y en a pas.
celle dans ton visage ne peut le faire, tu ne sais pas vraiment
pourquoi
un quelque chose apparemment te tire vers l'intérieur
Dans ce difficile entre-deux, entre ce pré-langagier et le « post-mental » du titre de cette partie, il y a le chemin étroit que trace Elke de Rijcke. Le poème devient ce « corps nôtre reposant ouvert », tel qu'il se donne, énigme limpide. Selon Deleuze (Bartleby, ou la formule): « ce qui compte pour un grand romancier, [... ] c'est que les choses restent énigmatiques et pourtant non arbitraires : bref, une nouvelle logique, pleinement une logique, mais qui ne nous reconduise pas à la raison, et saisisse l'intimité de la vie et de la mort. » - On peut, après tout, en attendre autant de la poésie. Et de même, disait Flaubert, qu'il y a un style de la phrase, il y en a un du paragraphe : on retrouve cette nécessité dans l'extrême précision du dispositif. (Il faut saluer aussi le travail de l'éditeur pour rendre la minutie des audaces typographiques et de la mise en page de l'auteur.) Six parties organisent le livre, dont les titres sont empruntés à un poème d'Andrea Zanzotto cité en fin de second volume, et rarement table des matières (elle occupe ici dix pages) aura ainsi donné à lire ce qui est déjà un poème, lui-même structuré à l'extrême et mettant en évidence le travail d'intériorisation et de constant effet de loupe du texte : cette attention à l'infime qui résulte de la justesse de l'instrument.