Guantanamo de Frank Smith par Yann Perreau

Les Parutions

07 juil.
2010

Guantanamo de Frank Smith par Yann Perreau

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Une nouvelle forme de littérature « engagée », à mi-chemin entre documentaire et poésie. Voici une première définition d'un livre hors norme, qui fera date dans l'histoire de la prestigieuse collection créée par Denis Roche, à laquelle on doit les plus beaux textes de Jacques Roubaud, Pierre Guyotat, Jacques Henric.
Guantanamo commence par cette phrase en exergue: « Nous allons vous poser quelques questions, afin de mieux comprendre votre histoire ». Ces histoires, ce sont celles des détenus de Guantanamo Bay, telles qu'elles furent recueillies auprès des détenus de la tristement célèbre base militaire et dont il y eut une première publication en 2006 par le gouvernement américain, sous la pression des médias. Il s'agit pourtant, est- il précisé, d'une fiction. En partant de cette matière première - les entretiens bruts- Frank Smith modèle un texte dont la dramaturgie, autant que la richesse et la variété des points de vue et du traitement (questions/réponses, monologue à la première personne, description neutre du point de vue d'un narrateur extérieur... ) forcent l'admiration. Partant de faits d'une monstruosité kafkaïenne : des interrogatoires sans objectif ni raison d'être, si ce n'est de malmener l'interrogé pour l'inciter à dire ce qu'il n'a pas fait, Smith produit un livre dérangeant et beau, choquant et sidérant. Travailler la réalité en respectant les règles du documentaire, transcender la banalité du mal en redonnant aux paroles (de ces détenus) leur innocence et leur candeur d'origine, voilà ce qui fait de Dans Guantanamo un livre unique et une leçon de littérature. On retrouve dans ce texte les qualités l'auteur : de sa propre poésie à l'Atelier de Création Radiophonique de France Culture, Frank Smith a su explorer dans ses œuvres précédentes les potentialités de la voix, de l'oral et du langage « brut ». On pense à la « littérature blanche » de Blanchot autant qu'au Genet des Paravents : l'horreur ne se dit qu'avec des mots simples, mais des mots justes. L'emploi du onest particulièrement efficace- qui perd le lecteur (qui parle ? qui accuse qui ? de quoi ?) et révèle la monstrueuse absurdité de ce qui s'est déroulé à Guantanamo. Il implique aussi le lecteur, impuissant face à ce drame devenu banal après tant d'années- comme un témoin malgré lui, presque un voyeur. L'un des chapitres commence ainsi : « On est l'interrogateur, on est l'interrogé/On pose une question, on répond à la question posée. On pose une deuxième question... ». Et s'achève par « On certifie l'exactitude et la véracité des réponses apportées aux questions de l'interrogateur. / On clôt l'interrogatoire. » Pour Jean Cocteau, le rôle de la poésie était de « dévoiler, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent. » Guantanamo est là : cette banalité du mal de notre environnement quotidien, de CNN et des émissions de télé-réalité.
Le commentaire de sitaudis.fr Seuil (coll. Fiction & Cie), 2010
125 p.
15 €
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