I love Dick de Chris Kraus par Henri Lefebvre
I love Dick, une performance
Les éditions Flammarion publient dans cette rentrée littéraire I love Dick, un ouvrage de Chris Kraus paru une première fois aux Etats-Unis en 1997, et réédité en 2006 par Hedi El Kholti pour les éditions Semiotext(e) (Los Angeles).
Il n’est pas inutile, d’emblée, de replacer le livre dans son contexte, celui de la société américaine des années 1990, une société peu encline à soutenir les ambitions féminines et qui observe d’un œil circonspect, voire avec condescendance, les activités politiques et artistiques des femmes. Ce sont les raisons pour lesquelles le livre a été reçu avec difficulté en 1997, expliquait Chris Kraus dans un article récent (The Guardian, mai 2016). Mais lors de sa réédition en 2006 sa réception a été beaucoup plus heureuse, simplement parce que le monde entre temps « avait changé ». Les voix féminines se font mieux entendre désormais, le monde s’est formé depuis à leur écoute, ce qui ne lui était pas ordinaire en dépit des évolutions qui semblaient s’être faites dans les esprits et dans les lois depuis les années 1970. C’est ainsi que I love Dick est devenu le témoignage d’une femme et d’une époque.
En outre, le public était déstabilisé en 1997 par ce qui fait une des qualités du livre, à savoir l’impossibilité de le classer dans une catégorie littéraire précise. De fait, I love Dick se crée une catégorie à part. Ce n’est pas un roman, ce n’est pas une autobiographie, ce n’est pas une comédie, c’est tout à la fois, I love Dick est une performance. Plus exactement ce livre représente l’intrusion de la performance artistique dans le roman bourgeois : l’une des protagonistes de ce « roman » épistolaire – ce qu’il est – avance en effet l’idée que ce « genre » particulier marque l’avènement du roman prisé par la bourgeoisie. Le personnage principal du livre, Chris Kraus, pensait d’ailleurs reprendre cette idée pour en sous-titrer l’ouvrage. Mais bien entendu, Chris Kraus pervertit joyeusement ce modèle romanesque, hérité du 18ème siècle français, en le détournant à sa manière.
Ce livre comme énoncé d’une performance, donc. En premier lieu, cette performance codifiée par une femme souhaite répondre à une interrogation : comment agir volontairement quand on est une femme des années 1990 évoluant dans un environnement administré, pour l’essentiel, au masculin ? En second lieu, la performance est soumise à une contrainte : par le jeu de la relation épistolaire elle met à l’épreuve deux hommes et la passion amoureuse d’une femme, pour déranger des règles humaines établies et s’intéresser à leur pertinence. Enfin, le but de la performance sera de favoriser la renaissance d’une femme en l’autorisant à s’affirmer dans un monde dont elle se dit exclue.
La trame du livre est simple : Chris Kraus, 39 ans, réalisatrice de films expérimentaux, et Sylvère Lotringer, 56 ans, professeur à Columbia University (New York), dînent en décembre 1994 avec un ami de Sylvère, Dick, dans un sushi bar de Pasadena, Californie. Chris tombe follement amoureuse de Dick. Elle lui écrit de décembre 1994 à septembre 1995. Ils seront amants à la toute fin, deux nuits, mais Dick ne souhaitera pas prolonger l’aventure. A l’exception de Dick, les noms des personnages cités dans le livre correspondent aux personnes réelles. Chris et Sylvère sont femme et mari dans le livre comme ils l’étaient dans la vie. Chris, qui a fondé les éditions Natives Agents, est également co-éditrice des éditions Semiotext(e) créées par Sylvère.
Dans le jeu de dépouillement que se propose la performance, il est prévu de ne rien cacher à son conjoint. Quand Chris avoue à Sylvère l’amour qu’elle porte à Dick, Sylvère n’endosse pas le rôle du mari outragé mais celui d’un étonnant témoin qui ira jusqu’à seconder sa femme dans la rédaction de lettres adressées à Dick. On ne peut pas être plus transgressif. C’est de la comédie, du moins au commencement, qui vient donner à du sérieux (ce que sont toutes les amours à leur début) une légèreté trompeuse. Au fil de cette rédaction à deux mains, les conventions sont mal traitées comme il se doit pour révéler la faiblesse de leurs fondements. Elles le seront encore dans la seconde moitié du livre, quand Chris poursuivra seule cette entreprise après avoir quitté son mari pour mieux s’investir dans cet amour difficile. Mais pour l’heure, son mari écrit à Dick : «J’ai réalisé que si je ne devenais pas jaloux, ma seule option était de participer à cette liaison fictionnelle, de manière plus ou moins perverse. Comment, sinon, aurais-je pu prendre le fait que ma femme s’était entiché de toi ? Les pensées qui me viennent à l’esprit manquent totalement de goût : ménage à trois, mari conciliant… Nous sommes tous les trois bien trop sophistiqués pour nous adonner à ces mornes archétypes. Avons-nous essayé de découvrir un nouveau territoire ? ». Cette interrogation fera écho plus tard à une question posée avec humour par Chris : « Y a-t-il un moyen (…) d’anoblir le sexe, de le rendre aussi compliqué que nous le sommes, de le sortir du grotesque ? » Le ton est donné, le mari et la femme sont à la recherche de nouveaux territoires, chacun pour une raison différente.
Chris écrit à Dick, toujours et partout, lors de ses déplacements à l’étranger, lors de ses déplacements aux Etats-Unis. Un an durant, elle écrit l’amour qu’elle éprouve pour Dick, l’amour qu’elle lui réclame et qu’il ne peut lui offrir, des centaines de lettres qui ne recevront pas de réponse ou si peu. Dick, le destinataire des courriers (qu’il n’était pas d’abord prévu de lui faire parvenir et qui lui seront finalement adressés), refuse ce « jeu bizarre », cette composition d’un amour d’une femme ajouté à des encouragements formulés par le mari. Dick est bousculé, le jeu des époux le déstabilise.
Néanmoins, le couple (puis Chris seule) s’obstine à vouloir obtenir de cet homme qu’il se plie aux règles de leur jeu. Il y a dans cette obstination une perversité qui n’est pas sans rappeler celle des Liaisons dangereuses, mais plus encore celle de La Pornographie de Witold Gombrowicz, où il est question de manipulation amoureuse, de complot fomenté par des adultes à l’endroit de deux adolescents. L’adolescence est d’ailleurs perpétuellement présente, d’une manière ou d’une autre, dans I love Dick, l’exigence du désir ou l’excès de ce qui l’entoure n’étant pas la moindre de ses expressions. Mais on la retrouve aussi dans la référence délicate à Katherine Mansfield, la sœur néozélandaise de Chris Kraus, « cadette de l’espace utopique, dont tout le projet littéraire était de capturer les états exaltés d’un sentiment adolescent ». Un sentiment recherché par Chris Kraus qui veut recouvrer les intensités émotionnelles de ses débuts de femme et qui, pour ce faire, rédige cette reconquête, et plus généralement affirme sa volonté, à la première personne et non pas à la troisième, « celle que les filles utilisent quand elles veulent parler d’elles-mêmes mais pensent que personne ne les écoutera ». Et puis, référence obligée à Katherine Mansfield encore, parce qu’elle aussi avait entrepris d’écrire pour s’affirmer en tant que femme dans un monde d’homme, et parce qu’elle était tombé amoureuse de Dick… en 1920 (voir sa nouvelle Je ne parle pas français).
De son côté, Dick avoue à Sylvère son incompréhension « d’avoir été pris comme objet d’une attention si obsessionnelle », et replace la performance dans le ridicule, autant dire dans le drame, pour Chris. Dick s’en expliquera dans une lettre adressée à Sylvère, à la fin de l’ouvrage. Ensuite, et plutôt que d’exposer son point de vue directement à Chris, Dick se contentera de lui faire parvenir une photocopie de la lettre adressée à son mari. Tout est dit, par la vulgarité de ce geste, de l’importance et de l’estime qu’il accorde à cette femme.
Ce jeu des lettres adressées à Dick, qui pouvait d’abord paraître comme l’expression d’une crise dans un couple – confronté ici à sa « virginité adultère » –, se révèle progressivement l’expression du tourment et de la révolte d’une seule femme. L’amour qu’elle éprouve pour Dick est le prétexte à un examen de sa condition, une réflexion sur le rôle qu’elle voudrait tenir et sur la place qui devrait être la sienne dans un monde où « les hommes continuent de ruiner la vie des femmes » [bien qu’il ne soit pas exagéré de soutenir aussi l’inverse]. Dans nos communautés la culture d’accueil » est celle des hommes, jusque dans l’amour. Aussi, pour se vouloir femme indépendante des structures sociétales masculines, s’était se mettre en danger d’échec que de demander à un homme de participer à ce changement. A contrario, on ne s’étonnera pas de lire ces longs dégagements magnifiques de Chris sur la schizophrénie de la femme dans un monde d’hommes, appuyés tout entiers sur un discours d’homme, celui de Félix Guattari. Parce que le meilleur moyen de rompre avec les codes masculins en hégémonie c’est encore de connaître les fondements de cette domination. A Chris, ensuite, de proposer un discours nouveau, une vision nouvelle du rapport femme-homme filtrée par la voix des femmes. Ce qu’elle fait tout au long de l’ouvrage.
Aussi la femme est-elle largement convoquée dans le livre, d’abord par le biais de multiples références faites à d’illustres prédécesseurs ou contemporaines – Emmy Henning, Sophie Tauber, Kathy Acker ou Sophie Calle notamment –, puis à travers le récit de deux actions artistiques (performances dans la performance du livre), l’une de Eleanor Antin, l’autre de Hannah Wilk. Le contenu de ces actions étaie la volonté de changement voulu par Chris, mais il expose également, s’il était nécessaire d’insister sur ce point, que la femme ne peut s’affirmer que dans la peine, dans un monde où l’homme ne fait généralement que l’effort d’imposer ses règles. Medium choisi par ces femmes pour faire valoir leurs revendications, la performance engage le corps. De la même manière I love Dick est l’histoire d’un corps qui se déplace dans un concept, qui veut s’imposer un parcours différent, qui voudrait peser par sa détermination sur les interdits, les coutumes locales (masculines), pour faire sauter les verrous dont les hommes détiennent la clé. Un corps qui voudrait vivre comme il l’entend, dégagé des conventions dont il n’est pas l’auteur et dont il subit depuis plus de trente ans les affres.
L’écriture de Chris Kraus, femme de grande érudition, est d’une ampleur réjouissante. Toute phrase a son poids nécessaire, et l’auteure nous entraîne dans un périple initiatique et dans le tourbillon de sa folie amoureuse, sans la moindre complaisance. Cette prose dynamique accompagne des résolutions difficiles et une conséquence heureuse : Chris quitte Sylvère pour mieux s’identifier et pour se donner la possibilité de faire des choix personnels ; et si Dick ne répond pas au rendez-vous qu’elle lui fixe, Chris obtiendra néanmoins de cet amour manqué « le don d’écriture ». C’est ainsi que la recension de cette performance douloureuse, que ce livre intense et « d’un nouveau genre, quelque part entre la critique culturelle et la fiction » – comme le définit Sylvère –, offre à Chris Kraus sa première et définitive indépendance.