Jean-Claude Pinson, Vies de philosophes par Daniel Morvan
Les philosophes sont des artistes comme les autres
Des vies hors normes, vouées à l'universel, n'en sont pas moins portées par des existences particulières, et les philosophes sont des artistes comme les autres. Jean-Claude Pinson en a choisi douze, pour en faire la matière de récits, le poème de l'Esprit en marche : Vies de philosophes.
Raconter en vers libres la vie de philosophes, en privilégiant l'aventure humaine et sans développer le fond des doctrines. Adopter un angle unique : le parcours singulier de ces fondateurs de systèmes, capables pour cela de s'affranchir de tous les cadres traditionnels, de mener plusieurs vies, de se jeter sur les chemins du monde, de partir en exil : telle est l'étonnante entreprise du poète Jean-Claude Pinson.
Depuis Socrate, on sait que la philosophie est une pratique, et que la vie du "sage" est le récit de son affrontement avec la vie, l'amour, la mort. On ne sépare pas l'auteur de son œuvre, l'une et l'autre faisant corps. Apôtres de la raison, mais êtres de chair et de sang, souffrants et désirants. La vie d’un penseur ne ressemble pas à la toge immaculée du Logos. Poète, théoricien et professeur de philosophie, Pinson nous éloigne des effigies désincarnées : "Le Marx officiel du marxisme-léninisme, nous dit-il, a peu à voir avec celui de sa correspondance ; Hannah Arendt ne serait pas ce qu’elle est sans son indéniable sex-appeal".
On apprendra dans ce gros livre mille choses sans lien direct avec la dialectique ; au fil des pages : que Leopardi se gavait de sorbets et de gaufres, et mourut d'une indigestion de glaces au citron, que Marx souffrait d'hémorroïdes, que Hegel achetait des billets de loterie, que Walter Benjamin expérimenta le haschich à Ibiza, où il fit la connaissance du petit-fils de Paul Gauguin, qu'Engels pratiquait la chasse au renard (fox hunting)...
Le déroulement chronologique du livre nous mène de Maïmon à Tran Duc Thao, de Kojève l'hégélien à Lukacs le posthégélien, tous ont médité sur le devenir commun, cherchant à penser l'inscription de la raison dans l'histoire. Arendt venant après Heidegger, réduit, lui, à une note de onze mots mentionnant son adhésion au parti nazi, et tant pis pour les Holzwege, ces chemins qui ne mènent nulle part... Jean-Claude Pinson réunit les trajectoires, embrassant le poète lyrique et le linguiste marxiste dans un seul projet, élargissant le champ à la biographie des idées, et ce qu'elle emporte de rêves, de destins, tout l'extraordinaire des vies que l'histoire oublie. Ainsi Lukacs, qui (apprend-on) servit de modèle à Thomas Mann dans La Montagne magique, et dont l'amour malheureux de sa jeunesse assombrit la vie. Comme le fictif Bernardo Soares, l'un des nombreux hétéronymes du mystique moderniste Fernando Pessoa, "orphelin de toute croyance et veuf de tout futur", prototype du héros moderne et malheureux, figé dans l'attente du retour messianique d'un prince portugais caché au fil des siècles, pour revenir "porteur d'une nouvelle aurore".
Certes (en suivant Marcel Proust), on ne peut demander l'intelligence de l'œuvre au quotidien de l'homme. On ne peut confondre le "moi profond" de l'écrivain avec les concepts du penseur, car le "moi" n'est pas un contenu mais un style. Et le style du philosophe, qui est l'indice, en lui, du poète, est peut-être à lire dans sa vie. Hannah Arendt déambulant dans les rues de Paris avec Walter Benjamin, l'une avant de s'embarquer pour New York, l'autre de connaître sa fin tragique sur le chemin de l'exil, cela ressemble à une séquence de Godard, et c'est déjà de la philosophie en marche. Sans doute, la phénoménologie de l'esprit ne découle pas directement du goût de Hegel pour tel vin des pentes du Vésuve, mais le moi profond du philosophe ne s'exprime-t-il pas dans ce goût, aussi ?
Le dessin d'ensemble du livre, commente l'auteur, "retrace, non sans mélancolie, le parcours des Lumières", de l’éveil prometteur (Maïmon) à la chute dans les désastres du 20e siècle (le nazisme, le stalinisme et le colonialisme). D'où la citation de Jean-Claude Milner, en épigraphe : "Le temps de l'épilogue semble être venu. Qui le récitera, et en quels termes ?"
Malgré cette tonalité crépusculaire, l'ouvrage possède un charme vif, qui tient à l'usage délié du vers libre dans l'exposition d'une matière immense, dont la réunion suppose quelques années de travail. La tension permanente imposée par cette prose brisée, aux heurts surprenants, aux segmentations inattendues, condense la force et l'impertinence du propos : le vers non linéaire de Jean-Claude Pinson unit en rompant, associe en brisant, produit l'effet d'une course versifiée comptant autant d'accidents et de ruptures qu'une musique improvisée, et concentre l'énergie que recherche le poète, puisant au free jazz et au slam qu'il aime, ou à d'autres formes contemporaines, ses effets d'accélération ou de flottement. Ce rythme capte l'œil et l'oreille, impose son tempo et sa pensée.