Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore par Sylvain Martin
Jean Sénac, jour après jour
« Écrire, c’est finir en beauté,
c’est dévier l’acte essentiel,
le statufier, le transmuer,
le donner en pâture »[1].
Du poète Jean Sénac, que sait-on ? Si l’on essaie de glaner, çà et là, quelques éléments sur internet, on aura certes le sentiment d’avoir appris quelque chose sur cet écrivain français d’Algérie, devenu algérien de langue française. On aura retenu l’importance que joua pour lui la cause de l’indépendance de son pays natal, mais aussi qu’il aura été adoubé par des écrivains majeurs du XXe siècle, tel son compatriote Albert Camus ou le poète René Char. En allant plus loin on découvrira également qu’il compte parmi les écrivains algériens de premier plan, aux côtés de Mohammed Dib et Kateb Yacine, qui furent ses amis. On découvrira son impressionnante production poétique, qui fut réunie en 1999 aux éditions Actes Sud, avant d’être complétée puis rééditée aux mêmes éditions en 2019[2]. Et là, plongeant dans cette somme de plus de 800 pages, on saisira la force, l’originalité et la luminosité de ce poète d’outre-méditerranée. On commencera dès lors à se faire une idée de qui fut Jean Sénac, tant ses poèmes semblent retranscrire sa voix même. Ouvrant ce volume essentiel, on lira aussi la préface de René de Ceccatty, traducteur, notamment, de Pier Paolo Pasolini. Et l’on se souviendra alors que Jean Sénac est mort assassiné en 1973, dans des circonstances encore non élucidées, et que de son côté Pasolini est mort assassiné en 1975, dans des circonstances encore non élucidées. Et que tous deux étaient homosexuels, chantres de la beauté et de la jeunesse des corps, militants acharnés de leur propre indépendance intellectuelle et poétique. À ce stade, on aura de plus en plus le sentiment d'appréhender la globalité de la personne de Jean Sénac.
Or, il n’en est rien. Il manque encore des pièces. L’une d’elles, fondamentale, est sans nulle doute la remarquable biographie de Sénac, dûe à Bernard Mazo[3]. Cette enquête est éclairante à bien des égards, et a le mérite de retracer par le menu le parcours de l'écrivain, lettres et documents d’archives à l’appui.
Mais la pièce majeure, la clef ouvrant l’accès à l’être même du poète, est sans aucun doute la récente parution de ses carnets, notes et réflexions (qui sont en réalité un journal) sous le titre Un cri que le soleil dévore, aux éditions du Seuil. Là aussi, et comme pour le recueil de ses œuvres poétiques, c’est 800 pages qui nous sont offertes, avec Guy Dugas pour guide.
On ne saurait imaginer expérience plus décisive pour découvrir ce qu’est la construction d’une personnalité que la lecture de ce volume. À commencer par la progression intellectuelle et spirituelle de Sénac. Nous le découvrons pour ainsi dire en culotte courte, en 1942. Il a alors 16 ans. Nous sommes en pleine seconde guerre mondiale, et le jeune Jean se sent pousser des ailes de poète. C’est l’époque de la découverte des figures majeures, qui vont avoir sur lui une importance considérable, à commencer par Verlaine (qu’il cite abondamment et dont il finira, volontairement ou non, par adopter la barbe). Mais aussi Max Jacob ou encore les écrivains algériens Edmond Brua et Sadia Lévy, avec qui il aura de longs échanges. Mais ce qui trouble le plus à la lecture de ces pages écrites en des temps tout aussi troublés, c’est de découvrir dans le Sénac première période, un adorateur (le mot n’est pas exagéré) du Maréchal Pétain, un nationaliste forcené, un antisémite à peine voilé et un catholique viscéral. Ainsi lisons-nous à l’année 1943 :
« Mais le jour viendra où le Boche et l’Anglais, le Soviet et le Franc-maçon, boutés hors de chez nous par des cœurs vaillants et purs, des âmes bien françaises, le bon droit reprendra le dessus. Notre vieux Maréchal, que Dieu et Jeanne voudront nous conserver jusque-là, reprendra le navire. ». Par contraste, trente ans plus tard, et peu de temps avant sa mort, voici ce que Sénac écrira : « Maudit, trahi, traqué / je suis l’ordure de ce peuple / le pédé l’étranger / le ferment de discorde et de subversion / chassé de tout lieu toute page / où se trouve votre belle nation. » À l’aune de ces deux textes, on mesure le chemin parcouru…
Ce chemin, c’est celui d’une vie d’homme et d’écrivain qui s’élabore jour après jour. La découverte de sa vocation de poète, avec la présence de nombreux poèmes en travail accompagnés de leurs repentirs et corrections ; la découverte progressive de son homosexualité ; son amour grandissant pour sa terre patrie, l’Algérie, l’amenant progressivement à engager la lutte d’un point de vue politique.
C’est aussi à la relation d’une page fondamentale de notre histoire que nous invite la lecture du journal de Sénac, à savoir la guerre d’Algérie, qui prend sa source dès 1945, lors des émeutes de mai qui eurent lieu notamment à Sétif, où beaucoup de gens périrent (Sénac n’y fait qu’une brève allusion). À cette période, il traverse une crise spirituelle, qui le conduit à remettre en question sa foi et son engagement catholique. Il n’en ira plus de même à l’aube des années 60, et tout particulièrement à la suite des événements de la journée du 17 octobre 1961. Cette fois, la répression par les forces françaises se passe sur son propre territoire et est largement relayée et commentée. Dans son journal Sénac écrit une série de poèmes d’une force rare, après avoir confié, dès 1954, à ce même journal, un texte d’une clairvoyance quasi prophétique sur les relations franco-algériennes, parlant des « hommes libres dans le Soleil ».
Le soleil, c’est le symbole par quoi Jean Sénac signait ses poèmes. C’est aussi lui qui apparaît dans le titre générique de cette édition. Ce symbole proviendrait-il de l’une de ses pièces de théâtre, jamais représentée : Le Soleil interdit ? Ou bien encore du nom de l’éphémère revue qu’il dirigea au début des années 50 à Alger ? Ou encore celui qu’il avait envisagé, par testament, pour la parution de son œuvre poétique complète : Soleil posthume ? Toujours est-il que ce soleil, à partir du début des années 60, parsème les pages de son journal. Et que si Sénac fut ce soleil, qui fut porteur du cri ? Sans doute sa poésie fut-elle ce cri que sa personnalité solaire dévoila avant que ce cri ne soit étouffé et que ce soleil ne s’éteigne un soir d’août 1973, à Alger.
[1] J. Sénac, Un cri que le soleil dévore. Carnets, notes et réflexions, édition préfacée et établie par Guy Dugas, éditions du Seuil, 2023, p.369.
[2] J. Sénac, Œuvres poétiques, préface de René de Ceccatty, postface de Hamir Nacer-Khodja, éditions Actes-Sud, 1999, réédition complétée et mise à jour, 2019.
[3] B. Mazo, Jean Sénac, poète et martyr, éditions du Seuil, coll. Biographie, 2013.