Journal des moments- Garache par Jean Daive
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Le sourire de Claude Garache
L’Atelier contemporain publie Journal des moments- Garache, je viens d’en terminer la lecture d’un trait. Le livre est grand. L’auteur s’appelle Nicolas Dufourcq. Claude Garache quant à lui, peintre reconnu de son vivant, est un obsessionnel du seul motif qu’il s’est imposé, qu’il répète durant toute une vie et dont la répétition rythme un vide d’apaisement. Le motif est la nudité de la femme qui au gré des tableaux a l’apparence d’une boule de feu : boule de feu-rouge-vermillon-carmin-rose avec traces blanches ou poches issues du fond blanc dont l’apparence elle aussi pourrait être celle de la rature. Comment recommencer la nudité, jour après jour, comment la raturer ? La femme inidentifiable est une jeune fille, mère et fille. Je reprends : mère et fille, mère et son contraire et toujours en fusion. La boule de feu tourne sur elle-même, entraîne des membres reconnaissables – mains, bras, poitrines, dos, jambes, pieds. Les ventres -- eux -- offrent un triangle sombre rougissant entre les cuisses. La boule de feu est immobile, elle fait penser aux anges flottants de Giotto – anges-fusées projetés dans l’air, ils nagent immobiles tels des souffles inapaisés. Souffles qui décomposent les corps d’une nudité impossible et dont le peintre n’atteindrait jamais l’édification, car la nudité n’opère pas, elle se défait devant nous. J’associe l’ange de Giotto et la femme de Garache : l’un et l’autre sont pensants, donc en apesanteur pour constituer un souffle : quelle en est la langue ? Certainement une langue biochimique.
Nicolas Dufourcq, admiratif et intrigué par l’œuvre, sans doute aussi par le personnage, le contacte : la rencontre a lieu, favorise confiance et amitié durant les six dernières années de Claude Garache (1929-2023), Claude Garache inséparable d’Hélène Garache (1928-2023). Ils forment un couple d’une puissance rare. Hélène est vive, sauvage et raffinée toujours naturelle et enjouée donc toujours secrète. Claude est secret, silencieux, tourné vers la peinture et vers Hélène, tournée vers la sculpture. Nicolas Dufourcq les accompagne dans Montparnasse entre la rue Vavin, la librairie Tschann, la rue du Cherche-Midi et l’atelier ou bien la rue Notre-Dame-des-Champs et l’atelier conjugal. Chaque rencontre constitue le Journal des moments. Moments que j’associe au mot « vertige » : vivre est vertige, peindre est vertige, penser, aimer est vertige, parler est …
Il y a ce passage où Garache aborde la peinture. Je résume. Matisse apaise le corps. Picasso le dramatise. Matisse apaise le corps. Giacometti le dénature. En fait Garache très tôt le dévaste, il absente le ventre, les épaules ou les jambes avec nappes blanches et larges traits de blanc. C’est ce que j’appelle le travail de la déploration. Comment un visage prolonge des hanches aussi larges que « l’engagement du monde ». Comment les cuisses vermillon affinent un cou ? Garache répond : « Plonger dans l’inconnu ».
En regardant les toiles de Claude Garache, je pense souvent aux premiers tableaux catalans de Joan Mirò, saturés d’objets, de détails, saturés de peinture comme La Ferme (1922) qui appartenait à Hemingway. Mirò peint tout ce qu’il regarde. Un jour il rencontre Marcel Duchamp qui lui dit de vider tout, de virer tout et Mirò peint par exemple le fameux triptyque « Bleu I, Bleu II, Bleu III ». Il s’agit de simples taches noires sur fond bleu avec deux traits rouges. Claude Garache, lui, rencontre Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Jacques Dupin. Il ne rencontre pas Marcel Duchamp, parce qu’il fait la démarche inverse, sature en implosant le rouge vermillon dans la nudité de la mère-fille. Alain Veinstein dans un catalogue de Derrière le Miroir consacré à Garache a trouvé un titre révélateur à son texte : Archéologie de la mère. Il s’agit de creuser la terre, de retourner la terre avec une pelle et de lancer dans l’espace des pelletées, j’écris bien des pelletées de feu. C’est l’archéologie de la mère. Jour après jour, toile après toile, femme après femme, boule de feu après boule de feu. Comme le peintre américain Cy Twombly à vingt ans se charge de creuser la terre avec une pelle au Maroc pour découvrir l’écriture, l’écriture hors du livre, inscrite dans la pierre, inscrite dans les ruines.
En lisant le livre me revient un vers de Guillaume Apollinaire : « Je me retournerai ». Oui à mon tour, je me retournerai trois fois. La première fois : nous sommes en 1977, peu après son inauguration, le Centre Pompidou propose une programmation de la « Revue parlée » avec lectures de poètes, rencontres d’écrivains, débats. Claude Royet-Journoud passe me prendre chez moi et nous nous rendons plus tôt que prévu pour attendre et parler le temps d’un café à une terrasse. La fois suivante, Claude Royet-Journoud passe me prendre plus tôt, une heure avant l’heure de la manifestation. La fois suivante encore, nous nous rendons deux heures avant l’heure. Nous observons qu’un homme et une femme à la même terrasse à quelques tables partagent le même manège que nous. Cette fois grand éclat de rire. Nous nous levons et nous nous présentons.
Deuxième souvenir : je rencontre Claude Garache à la galerie Maeght et il me demande de venir dimanche prochain à l’atelier écouter Claude Simon qui nous développe comment il a écrit La Route des Flandres (1960) à l’aide de documents, lettres, photographies récemment retrouvés. Inoubliable journée où un écrivain brillamment met à plat une déconstruction puis une construction du récit. L’état d’esprit de Claude Simon fait écho à l’état de pensée de Claude Garache.
La troisième fois, je propose à Garache un entretien qui serait diffusé sur France Culture dans Peinture fraîche. Sourire. Sourire tout d’abord flatté-flatteur qui prépare l’impossibilité de dire oui, qui hésite à dire non, moment lourd, inapaisé, difficile. Une gêne, un sourire de gêne en conflit avec l’énonciation. En conflit avec un tremblement. Ne pas pouvoir arrêter la décision. Le sourire flotte comme la nudité flotte entre l’absence de ciel et l’absence de sol. Et pourtant le ciel est un soutien autant que le sol. La nudité est aphasiquement silencieuse, elle flotte, elle tremble. Elle n’inquiète plus le désir et elle n’inquiète plus la mort. Le monde passe par-dessus, elle est toujours une boule de feu. Le sourire l’emporte sur la décision qui ne sera pas énoncée. Le sourire s’affiche, l’entretien n’a pas lieu.
Je rapporte une scène bouleversante, cinq jours après le vernissage de son exposition de sculptures au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Hélène se meurt. Claude Garache est dans la chambre, debout devant le lit. Hélène l’appelle : « Claude Garache ! » Et j’ai pensé ce que Claude Garache pouvait peut-être penser : Lazare, lève-toi ! La nudité en a-t-elle aussi le pouvoir ? « Je lui avais fermement demandé de rester vivante », confie-t-il à Nicolas Dufourcq. Elle a tenu bon jusqu’au bout.
Que les générations à venir préservent une œuvre aussi considérable, un tel personnage, un tel sourire. Claude Garache invente les représentations infinies d’une pelletée de feu -- le désir -- et ce livre en est l’émouvant témoignage.