07 sept.
2009
L'absolu comparé d'Eric Dayre par Alessandro De Francesco
Pour une « pragmatique cosmopolitique de la chose littéraire »
Ce livre est un hymne à la nécessité de concevoir la littérature d'un point de vue international et cosmopolite. Le deuxième sous-titre nous informe sur les auteurs dont le livre traite : « Une séquence moderne : Coleridge, De Quincey, Baudelaire, Rimbaud ». Cette séquence européenne permet à E. Dayre de formuler des thèses très originales et courageuses sur les débats théoriques qui caractérisent la poésie non seulement moderne, mais aussi contemporaine, à l'échelle internationale : de l'opposition entre lyrisme et littéralité à la question des genres, de l'intersection entre poésie et prose au rapport entre poésie et récit, de la relation entre parole et tradition biblique au statut de la métaphore, de la définition poétique de l'altérité à la notion d'être-comme chez Michel Deguy, etc. Le grand modèle qui sous-tend cette conception et qui alimente les tensions et les questions contenues dans cet ouvrage est celui de la traduction, conçue d'abord comme acte, comme poïétique, comme pragmatique originaire de l'écriture ; puis comme véhicule de la différence, voire de la différance irréductible propre à toute enquête de poétique qui refuse les simplifications identitaires issues des conceptions herméneutiques traditionnelles de la métaphore : « Les interprétations tentées ici relèvent de la critique de l'homoiosis, ou de la tradition aristotélicienne selon laquelle ëla métaphore consisterait à bien voir le semblable'. Bien voir le ëdissemblable', ou la négativité qui naît dans la lutte entre clôture et liberté, fait une métaphore qui ne cache plus les dissensions » (p. 20).
A l'être-comme deguyen E. Dayre oppose le « ne pas être » et le « tiers fusible » mallarméen (p. 242), espace irréductible de distinction entre le comparé et le comparant, scission de la métaphore, maintien d'une spécificité différentielle de la comparaison et de la traduction littéraire. Cette perspective théorique n'est jamais indépendante de l'histoire car c'est dans l'histoire et dans la géographie que se vérifie la « diversité des langues » (p. 220) : « Tout monolinguisme apparent désormais impliquera un cosmolinguisme ou une cosmopolitique du poème » (p. 221). Ne pas être indépendant de l'histoire et de la géographie signifie chez E. Dayre, entre autres, trois choses fondamentales : 1. la tradition/traduction biblique, où retentissent les leçons d'Henri Meschonnic et d'Antoine Berman ; 2. les influences poétiques et poétologiques à l'âge romantique et post-romantique, notamment en Angleterre, France et Allemagne ; 3. l'horizon prophétique cosmopolite kantien.
Deux modèles « bibliques » sont amplement traités par l'auteur. D'abord, la figure de Luther vue par Coleridge, figure de la traduction par excellence, et en même temps de la traduction impossible de l'Absolu dans l'action politique : « Luther croit précisément que la tâche de la traduction est impossible ; et pourtant, cela est et sera lu comme ce qui se passe dans la traduction en Histoire de la Bible » (p. 49). L'acte de traduction nous informe également sur la tautégorie et la willing suspension of disbelief, qui sont à la fois la condition sine qua non pour la lecture de la poésie et de la Bible : « le noyau du symbole tautégorique, ou le cœur de la Croyance, est la ësuspension d'incroyance' comme moment décisif d'acquiescement au poème » (p. 37). La tautégorie est par ailleurs un mode « rhétorique » de la littéralité et le contraste entre symbole tautégorique et allégorie reproduit, mutatis mutandis, l'opposition entre lyrisme et littéralité telle qu'elle a été définie notamment par Jean-Marie Gleize. En reprenant une formule typiquement littéraliste, E. Dayre écrit : « La tautégorie dit ce qu'elle dit en le disant, et son sens n'est pas à chercher ailleurs qu'en elle-même » (p. 32). De même que littéralité et lyrisme ne sont pas dépourvus d'intersections et que la littéralité est une limite asymptotique plutôt qu'un état accompli du langage, de même symbole, tautégorie et allégorie se mêlent et se confondent dans l'inaccomplissement irréductible de la traduction. C'est ici qu'intervient le deuxième modèle biblique, le modèle abrahamique, qui constitue une possibilité de redéfinir l'opposition entre ces catégories, opposition issue du « conflit judéo-chrétien » et de la notion de « conversion » (p. 55), grâce à la considération de la valeur d'altérité négative et de « n'être-pas-comme » (p. 249) produite par la métaphore traductive du sacrifice d'Isaac.
Le « je est un autre » rimbaldien est vu ici par E. Dayre comme une modalité poétique du n'être-pas-comme qui amène à concevoir la traduction comme le véhicule d'une perspective interlinguistique : « une langue est une autre, c'est-à-dire en cours de traduction » (p. 196). Nous sommes tout à fait dans la poétisation de l'horizon prophétique kantien, où la prophétie est issue d'un paradigme cosmopolite et pragmatique susceptible de redéfinir en perspective l'histoire, et, dans le cas de Rimbaud, l'histoire littéraire (p. 252). Ce paradigme est exprimé au plus haut degré de synthèse littéraire par le poème en prose (ibid.), lieu transgressif où la théorie et la pratique de la création ne se trouvent jamais séparées (E. Dayre parle aussi de « théorie pratique »).
La réflexion sur la poésie en prose guide la partie centrale de l'essai, consacrée à De Quincey et à Baudelaire. Le rapport Baudelaire - De Quincey et notamment la traduction baudelairienne des Confessions d'un mangeur d'opium est prise en tant qu'exemple de relation littéraire autour du croisement des langues et des genres dans la modernité. Baudelaire, comme l'auteur le montre, tout en partant du même constat de De Quincey, à savoir que « la poésie en vers s'est épuisée avec les derniers grands Romantiques » (p. 152), réduit et manipule les digressions non linéaires de la « fugue de prose » quinceyenne (dont traite le troisième chapitre) afin de s'autoriser à la définition d'un genre poétique en prose conçu « comme un procès cathartique de la pensée » (p. 124). Ainsi Baudelaire circonscrit-il la pragmatique du poème en prose français tout en l'enrichissant de deux processus, extrêmement modernes, issus de la prose quinceyenne : l'« interaction entre fiction et théorie » (p. 134) et « l'indifférence première de prose et de poésie au regard de l'existence » (p. 153). La question da la poésie en prose chez Baudelaire et De Quincey amène enfin à définir de nouveau le champ poétique et traductologique comme lieu de la dissemblance et de l'altérité : « Le poème passant par son défaut serait ainsi ëce qui n'est pas comme' ce à quoi il ressemble, c'est-à-dire ce poème qui dissemble le mieux d'un poème, ou qui y dissemble autant qu'il le peut, qui dissemble en poésie notamment « parce qu'il est en prose » (p. 179, je souligne le dernier segment).
A l'être-comme deguyen E. Dayre oppose le « ne pas être » et le « tiers fusible » mallarméen (p. 242), espace irréductible de distinction entre le comparé et le comparant, scission de la métaphore, maintien d'une spécificité différentielle de la comparaison et de la traduction littéraire. Cette perspective théorique n'est jamais indépendante de l'histoire car c'est dans l'histoire et dans la géographie que se vérifie la « diversité des langues » (p. 220) : « Tout monolinguisme apparent désormais impliquera un cosmolinguisme ou une cosmopolitique du poème » (p. 221). Ne pas être indépendant de l'histoire et de la géographie signifie chez E. Dayre, entre autres, trois choses fondamentales : 1. la tradition/traduction biblique, où retentissent les leçons d'Henri Meschonnic et d'Antoine Berman ; 2. les influences poétiques et poétologiques à l'âge romantique et post-romantique, notamment en Angleterre, France et Allemagne ; 3. l'horizon prophétique cosmopolite kantien.
Deux modèles « bibliques » sont amplement traités par l'auteur. D'abord, la figure de Luther vue par Coleridge, figure de la traduction par excellence, et en même temps de la traduction impossible de l'Absolu dans l'action politique : « Luther croit précisément que la tâche de la traduction est impossible ; et pourtant, cela est et sera lu comme ce qui se passe dans la traduction en Histoire de la Bible » (p. 49). L'acte de traduction nous informe également sur la tautégorie et la willing suspension of disbelief, qui sont à la fois la condition sine qua non pour la lecture de la poésie et de la Bible : « le noyau du symbole tautégorique, ou le cœur de la Croyance, est la ësuspension d'incroyance' comme moment décisif d'acquiescement au poème » (p. 37). La tautégorie est par ailleurs un mode « rhétorique » de la littéralité et le contraste entre symbole tautégorique et allégorie reproduit, mutatis mutandis, l'opposition entre lyrisme et littéralité telle qu'elle a été définie notamment par Jean-Marie Gleize. En reprenant une formule typiquement littéraliste, E. Dayre écrit : « La tautégorie dit ce qu'elle dit en le disant, et son sens n'est pas à chercher ailleurs qu'en elle-même » (p. 32). De même que littéralité et lyrisme ne sont pas dépourvus d'intersections et que la littéralité est une limite asymptotique plutôt qu'un état accompli du langage, de même symbole, tautégorie et allégorie se mêlent et se confondent dans l'inaccomplissement irréductible de la traduction. C'est ici qu'intervient le deuxième modèle biblique, le modèle abrahamique, qui constitue une possibilité de redéfinir l'opposition entre ces catégories, opposition issue du « conflit judéo-chrétien » et de la notion de « conversion » (p. 55), grâce à la considération de la valeur d'altérité négative et de « n'être-pas-comme » (p. 249) produite par la métaphore traductive du sacrifice d'Isaac.
Le « je est un autre » rimbaldien est vu ici par E. Dayre comme une modalité poétique du n'être-pas-comme qui amène à concevoir la traduction comme le véhicule d'une perspective interlinguistique : « une langue est une autre, c'est-à-dire en cours de traduction » (p. 196). Nous sommes tout à fait dans la poétisation de l'horizon prophétique kantien, où la prophétie est issue d'un paradigme cosmopolite et pragmatique susceptible de redéfinir en perspective l'histoire, et, dans le cas de Rimbaud, l'histoire littéraire (p. 252). Ce paradigme est exprimé au plus haut degré de synthèse littéraire par le poème en prose (ibid.), lieu transgressif où la théorie et la pratique de la création ne se trouvent jamais séparées (E. Dayre parle aussi de « théorie pratique »).
La réflexion sur la poésie en prose guide la partie centrale de l'essai, consacrée à De Quincey et à Baudelaire. Le rapport Baudelaire - De Quincey et notamment la traduction baudelairienne des Confessions d'un mangeur d'opium est prise en tant qu'exemple de relation littéraire autour du croisement des langues et des genres dans la modernité. Baudelaire, comme l'auteur le montre, tout en partant du même constat de De Quincey, à savoir que « la poésie en vers s'est épuisée avec les derniers grands Romantiques » (p. 152), réduit et manipule les digressions non linéaires de la « fugue de prose » quinceyenne (dont traite le troisième chapitre) afin de s'autoriser à la définition d'un genre poétique en prose conçu « comme un procès cathartique de la pensée » (p. 124). Ainsi Baudelaire circonscrit-il la pragmatique du poème en prose français tout en l'enrichissant de deux processus, extrêmement modernes, issus de la prose quinceyenne : l'« interaction entre fiction et théorie » (p. 134) et « l'indifférence première de prose et de poésie au regard de l'existence » (p. 153). La question da la poésie en prose chez Baudelaire et De Quincey amène enfin à définir de nouveau le champ poétique et traductologique comme lieu de la dissemblance et de l'altérité : « Le poème passant par son défaut serait ainsi ëce qui n'est pas comme' ce à quoi il ressemble, c'est-à-dire ce poème qui dissemble le mieux d'un poème, ou qui y dissemble autant qu'il le peut, qui dissemble en poésie notamment « parce qu'il est en prose » (p. 179, je souligne le dernier segment).