02 févr.
2004
L'Anna d'…ric Clémens.
À l'occasion de la publication de son livre par un éditeur canadien, nous publions une interview de l'auteur par Jan Baetens (ci-dessous) et un extrait dans notre rubrique Poèmes/Fictions.
JB- Eric Clemens, vous êtes, comme plusieurs de vos maîtres à penser, un "philosphe-écrivain". Comment est-ce que vous vivez cette duplicité, et de quelle manière est-ce qu'elle se traduit dans vos diverses activités?...
..EC-L'écart entre philosophie et littérature ne cesse de me préoccuper, essentiellement parce que les défaillances de l'une m'ont toujours poussé vers l'autre et vice-versa. Au plus vite : l'inconscience du langage en philosophie, la négligence de la réflexivité (je ne dis pas de pensée) de l'autre. (Subjectivement, le désir de l' " entre " m'anime, d'où ma propension au tiraillement, au rebondissement autant qu'à la défection...) La continuité entre elles m'apparaît depuis ceci : je m'affronte toujours, dans la fiction philosophique comme dans la fiction littéraire, à ce qui, littéralement, m'interloque. Radicalement, comment écrire (ou lire...) sinon face à ou plutôt au sein de l'incompréhensible, l'illisible, l'irreprésentable ?...
JB- Vous avez toujours revendiqué votre proximité de l'esprit TXT (1969-1993), c'est-à-dire d'un esprit où se rencontrent et se confrontent des influences diverses, mais qui mettent toutes l'accent sur l'importance du corps, de l'inconscient et de la matérialité de la langue. Maintenant que TXT n'existe plus, comment est-ce que vous définiriez, au-delà des réussites ou des échecs individuels, l'apport essentiel de cette revue? Est-ce que cet apport garde à vos yeux une certaine actualité?
EC- Plus encore qu'une proximité avec l'esprit TXT, j'ai participé durant plus de vingt ans à son effectivité. C'est-à-dire à une mise en jeu, une mise en formes depuis les contraintes, des langues (souterraines comme ordonnées) jusque dans leur matérialité (phonique et graphique, formelle et sensitive) qui porte le réel, inconscient et pulsionnel, de jouissance et de mort, et de naissance, des corps qui parlent... Il y a bien d'autres façons de le dire, mais c'est autour de ça que je mesure l'impact du collectif et de la revue (réussite ou échec sont des évaluations plus que problématiques). Schématiquement, fin des années soixante et début soixante-dix, TXT relaie dans le champ de la poésie les découvertes théoriques et textuelles condensées par TEL QUEL, mais nous y ajoutons une rieuse virulence carnavalesque où Rabelais et Jarry interviennent autant que Bataille et Artaud (pour ne rien dire de Lacan et Derrida, encore que le côté baroque de Lacan...). Ensuite, fin des années soixante-dix et début quatre-vingt, TXT reçoit des poètes " sonores " l'expérience des performances orales, mais nous leur opposons en retour les exigences de la fiction, de toutes les dimensions des langues et de la langue, sans renoncer au jeu des sens. Enfin, années quatre-vingt et début quatre-vingt-dix, alors que le refoulement agit en maître - retour de l'expressivité, du récit et de la subjectivité, linéaires et prolixes, parallèlement à l'écopolitique ambiante : cette littérature-là est politique dans le repli sur le " privé " (sens étymologique du préfixe " éco ") qui renvoie à la fois à l'économie et à l'individu, avec leur cortège de privations : de toute action publique comme de toute expérience fictionnelle -, TXT maintient par sa pratique, revue, livres, performances, toutes les forces vives mises à nu auparavant. Et les inventions de quelques poètes aujourd'hui (Beck, Pennequin, Tarkos, etc.) montrent que cette résistance de TXT, et de TXT seul hors de tout diluant éclectique, fut décisive.
JB- Vous attachez une grande importance à la notion de "réel", que vous pensez entre autres à l'aide de l'oeuvre de Jacques Lacan. Est-ce que vous pourriez préciser comment vous voyez ce "réel" et comment il se manifeste, quitte bien sûr à y résister plus qu'autre chose, dans vos fictions?
EC- En tout état de cause, la résistance de la fiction ne résiste pas au réel, mais résiste à la résistance au réel dans la réalité. La résistance réactive du monde commun prend la forme du communicable parce que la communication imaginarise l'innommable du refoulé et partant prépare son retour dans l'immonde commun : d'où l'antisémitisme, le racisme, la guerre, l'exploitation, le viol, le suicide... J'ai la candeur et la rigueur de supposer que montrer les noeuds de la jouissance et de la mort dans la fiction libère le désir non pas du réel, mais de l'illusion réaliste. Double geste : réactiver l'interdit de l'inceste et du meurtre, écrire la violence sous toutes ses formes, parce que les deux ensemble permettent de voir l'envers du lien social (nécessaire) et en même temps la force génératrice du désir. Au passage, ceci rappelle que la censure se trompe toujours.
JB- Vous avez fait vos débuts à une époque où le système littéraire était en ébullition et que se multipliaient les initiatives "autogérées" sur le terrain. Pourriez-vous nous comparer cette situation à celle que l'on voit se fortifier de nos jours, avec un poids de plus en plus accru des institutions (les médias, les instances publiques, le monde éditorial)? Et avez-vous l'impression que l'essor des modes de publication électronique transforme ici la donne? A l'instar de Max Loreau, qui est probablement votre plus grande admiration (cf. l'anthologie "De la création"), vous interrogez en même temps la langue et l'image. De plus en plus, le rôle de l'image dans votre réflexion me paraît devenir prépondérante. Comment expliquez-vous cette évolution, et, ici encore, comment est-ce que votre écriture rebondit par rapport au visuel?
EC- Comment mesurer l'époque ? Impression... L'ébullition n'est-elle pas permanente, à chaque génération pour quelques uns au moins? Il est vrai qu'il y a une attache entre la situation historique et la force d'un genre (tragédie, rhétorique, philosophie et Grèce autour de -400, roman et Europe du XIXe, jazz, western, film noir et Amérique du XXe...). La situation technique aujourd'hui va-t-elle favoriser, grâce à l'électronique, l'autogestion publique (contre l' " éco ") et publier de nouvelles formes (et contraintes de formes, à conditon qu'elles ne pratiquent pas l'illusion de la science, autrement dit la forclusion du sujet) de fiction ? Pourquoi pas, mais il n'y a pas moyen de le prévoir, il faut le faire, vive l'ubullition ! Et pour risquer contradictoirement une prévision : cette situation " électronique " fera-t-elle rebondir l'écriture par rapport au visuel ? Le langage visuel ne se réduit pas à l'image qui de toutes façons dépend de sa fiction, de ses façonnements dans le conflit des langues (vulgaires et culturelles, étrangères et défoulées,...) et des langages (musicaux, picturaux, cinématographiques, linguistiques...). L'enjeu est toujours là : rien ne vient, ne s'invente et ne frappe juste, voire ne s'ajuste, sans que la réson des langues et des langages ne tonne en leur cratère.
JB- Eric Clemens, vous êtes, comme plusieurs de vos maîtres à penser, un "philosphe-écrivain". Comment est-ce que vous vivez cette duplicité, et de quelle manière est-ce qu'elle se traduit dans vos diverses activités?...
..EC-L'écart entre philosophie et littérature ne cesse de me préoccuper, essentiellement parce que les défaillances de l'une m'ont toujours poussé vers l'autre et vice-versa. Au plus vite : l'inconscience du langage en philosophie, la négligence de la réflexivité (je ne dis pas de pensée) de l'autre. (Subjectivement, le désir de l' " entre " m'anime, d'où ma propension au tiraillement, au rebondissement autant qu'à la défection...) La continuité entre elles m'apparaît depuis ceci : je m'affronte toujours, dans la fiction philosophique comme dans la fiction littéraire, à ce qui, littéralement, m'interloque. Radicalement, comment écrire (ou lire...) sinon face à ou plutôt au sein de l'incompréhensible, l'illisible, l'irreprésentable ?...
JB- Vous avez toujours revendiqué votre proximité de l'esprit TXT (1969-1993), c'est-à-dire d'un esprit où se rencontrent et se confrontent des influences diverses, mais qui mettent toutes l'accent sur l'importance du corps, de l'inconscient et de la matérialité de la langue. Maintenant que TXT n'existe plus, comment est-ce que vous définiriez, au-delà des réussites ou des échecs individuels, l'apport essentiel de cette revue? Est-ce que cet apport garde à vos yeux une certaine actualité?
EC- Plus encore qu'une proximité avec l'esprit TXT, j'ai participé durant plus de vingt ans à son effectivité. C'est-à-dire à une mise en jeu, une mise en formes depuis les contraintes, des langues (souterraines comme ordonnées) jusque dans leur matérialité (phonique et graphique, formelle et sensitive) qui porte le réel, inconscient et pulsionnel, de jouissance et de mort, et de naissance, des corps qui parlent... Il y a bien d'autres façons de le dire, mais c'est autour de ça que je mesure l'impact du collectif et de la revue (réussite ou échec sont des évaluations plus que problématiques). Schématiquement, fin des années soixante et début soixante-dix, TXT relaie dans le champ de la poésie les découvertes théoriques et textuelles condensées par TEL QUEL, mais nous y ajoutons une rieuse virulence carnavalesque où Rabelais et Jarry interviennent autant que Bataille et Artaud (pour ne rien dire de Lacan et Derrida, encore que le côté baroque de Lacan...). Ensuite, fin des années soixante-dix et début quatre-vingt, TXT reçoit des poètes " sonores " l'expérience des performances orales, mais nous leur opposons en retour les exigences de la fiction, de toutes les dimensions des langues et de la langue, sans renoncer au jeu des sens. Enfin, années quatre-vingt et début quatre-vingt-dix, alors que le refoulement agit en maître - retour de l'expressivité, du récit et de la subjectivité, linéaires et prolixes, parallèlement à l'écopolitique ambiante : cette littérature-là est politique dans le repli sur le " privé " (sens étymologique du préfixe " éco ") qui renvoie à la fois à l'économie et à l'individu, avec leur cortège de privations : de toute action publique comme de toute expérience fictionnelle -, TXT maintient par sa pratique, revue, livres, performances, toutes les forces vives mises à nu auparavant. Et les inventions de quelques poètes aujourd'hui (Beck, Pennequin, Tarkos, etc.) montrent que cette résistance de TXT, et de TXT seul hors de tout diluant éclectique, fut décisive.
JB- Vous attachez une grande importance à la notion de "réel", que vous pensez entre autres à l'aide de l'oeuvre de Jacques Lacan. Est-ce que vous pourriez préciser comment vous voyez ce "réel" et comment il se manifeste, quitte bien sûr à y résister plus qu'autre chose, dans vos fictions?
EC- En tout état de cause, la résistance de la fiction ne résiste pas au réel, mais résiste à la résistance au réel dans la réalité. La résistance réactive du monde commun prend la forme du communicable parce que la communication imaginarise l'innommable du refoulé et partant prépare son retour dans l'immonde commun : d'où l'antisémitisme, le racisme, la guerre, l'exploitation, le viol, le suicide... J'ai la candeur et la rigueur de supposer que montrer les noeuds de la jouissance et de la mort dans la fiction libère le désir non pas du réel, mais de l'illusion réaliste. Double geste : réactiver l'interdit de l'inceste et du meurtre, écrire la violence sous toutes ses formes, parce que les deux ensemble permettent de voir l'envers du lien social (nécessaire) et en même temps la force génératrice du désir. Au passage, ceci rappelle que la censure se trompe toujours.
JB- Vous avez fait vos débuts à une époque où le système littéraire était en ébullition et que se multipliaient les initiatives "autogérées" sur le terrain. Pourriez-vous nous comparer cette situation à celle que l'on voit se fortifier de nos jours, avec un poids de plus en plus accru des institutions (les médias, les instances publiques, le monde éditorial)? Et avez-vous l'impression que l'essor des modes de publication électronique transforme ici la donne? A l'instar de Max Loreau, qui est probablement votre plus grande admiration (cf. l'anthologie "De la création"), vous interrogez en même temps la langue et l'image. De plus en plus, le rôle de l'image dans votre réflexion me paraît devenir prépondérante. Comment expliquez-vous cette évolution, et, ici encore, comment est-ce que votre écriture rebondit par rapport au visuel?
EC- Comment mesurer l'époque ? Impression... L'ébullition n'est-elle pas permanente, à chaque génération pour quelques uns au moins? Il est vrai qu'il y a une attache entre la situation historique et la force d'un genre (tragédie, rhétorique, philosophie et Grèce autour de -400, roman et Europe du XIXe, jazz, western, film noir et Amérique du XXe...). La situation technique aujourd'hui va-t-elle favoriser, grâce à l'électronique, l'autogestion publique (contre l' " éco ") et publier de nouvelles formes (et contraintes de formes, à conditon qu'elles ne pratiquent pas l'illusion de la science, autrement dit la forclusion du sujet) de fiction ? Pourquoi pas, mais il n'y a pas moyen de le prévoir, il faut le faire, vive l'ubullition ! Et pour risquer contradictoirement une prévision : cette situation " électronique " fera-t-elle rebondir l'écriture par rapport au visuel ? Le langage visuel ne se réduit pas à l'image qui de toutes façons dépend de sa fiction, de ses façonnements dans le conflit des langues (vulgaires et culturelles, étrangères et défoulées,...) et des langages (musicaux, picturaux, cinématographiques, linguistiques...). L'enjeu est toujours là : rien ne vient, ne s'invente et ne frappe juste, voire ne s'ajuste, sans que la réson des langues et des langages ne tonne en leur cratère.