L'eau du bain de Rim Battal par Grégoire Damon
L’œuvre de Rim Battal est comme un gigantesque puzzle. Ou, disons : un vase Ming foutu en l’air par un chat obèse, dont les morceaux auraient été récupérés et stockés dans une jarre. Quand on la secoue, la jarre rend une musique immédiatement reconnaissable. Il y a un moment où il faut déboucher la jarre – ouvrir le livre– et recoller les morceaux. Il faut faire gaffe à ne pas se couper, mais le décor vaut le coup. C’est plein de va-et-vient schizoïdes entre Paris et Marrakech, de ruelles, de fête, d’alcool, de cul, de désenchantement, d’espoir, d’amour, de haines rentrées, de mendiants, de bourgeois flippés planqués derrière leurs lunettes noires, de névroses familiales.
L’Eau du bain invite à assembler 127 fragments non numérotés, avec une unité thématique jamais encore vue chez l’auteure. C’est le livre de la grossesse, de l’accouchement, des semaines qui suivent cet événement tragicomique. Ce qui y intéresse Battal, c’est moins les couches et les rots qu’une flopée de questions moins courues dans les blogs BD de jeunes mères : comment se réapproprier son corps après neuf mois de squat fœtal avec un clitoris dur et douloureux et une libido en berne ? Le placenta appartient-il à la mère ou au fœtus ? Quand est-ce que ces putains de points de suture post-épisiotomie vont tomber ? Le Littré édition 1873 donne-t-il une définition cosmique et LGBTQI du mot « éjaculation » ? Comment ne pas en vouloir à mort à l’être aimé alors que lui, qui ne s’est pas fait taillader le périnée par une sage-femme, passe ses journées dehors, à faire des choses fabuleuses (travailler, etc) ? Comment être un individu à part entière quand la parentalité vous replonge la tête et les organes de la génération dans une chaîne ininterrompue de mères et de filles, qu’on vit, incidemment, comme une malédiction ?
En apprenant que j'étais enceinte la première fois, ma grande hâte était de voir se défaire mon nombril, se déplier. Ce que ma mère avait noué trente ans plus tôt. Voir en son creux, dans les plis effeuillés, le geste opéré, la main, la délicatesse, la panique, la solitude enterrée. La tragédie originelle.
La double figure de la mère (la jeune accouchée et sa propre génitrice) ne se limite pas au champ de la névrose familiale. La mère Battalienne, croisée dans les précédents recueils, est un contre-modèle politique : la bourgeoise (voir « Le peuple n’a pas droit à Dior » dans Vingt poèmes et des poussières, Lanskine, 2015), la conformiste, la femme écrasée par le patriarcat et qui a fini par en intérioriser les valeurs, sinon ce ne serait pas drôle :
À dix-neuf ans, ma mère a exigé de moi un certificat de virginité. Document officiel délivré par des adultes diagnostiqués sains mentalement ayant étudié la médecine sept ans durant. Au moins.
J'ai apposé mes empreintes digitales sur le certificat. C'était la première fois qu'on me prenait au sérieux.
Je souligne le dernier mot parce que L’Eau du bain est par certains aspects le récit d’une bataille contre l’esprit de sérieux. Tâche d’autant plus difficile que la bataille a lieu en pleine expérimentation d’un nouveau corps, douloureux et malcommode :
Pour pisser, je pose mes cuisses sur le rebord de la cuvette et en basculant vers l'avant, tête baissée, près du sol, mes cheveux le balayent, je m'appuie sur mes mains : j'évite ainsi que mon urine n'effleure le point du mari encore frais. Brûlure esquivée. On est loin du plaisir mais la douleur m'est épargnée. Mère et putain trouvent encore une fois pose commune : la levrette.
Du fait de l’omniprésence de la gêne et de la douleur, la tentation du pathos n’est jamais loin. Or le texte se révolte contre cette tentation, à coup de ruptures de ton continuelles qui peuvent aller jusqu’au gros comique. Ces ruptures de ton donnent lieu à de vraies scènes de comédie – voir l’allusion à Schrödinger que je vous laisserai découvrir. N’empêche que le moment où elle donne la vie est celui où la femme libre, indépendante, aventureuse, que tente d’être l’héroïne battalienne, est au plus près du danger de se dissoudre dans son rôle – de mère, et de fille. Ou pire : de devenir sa mère.
Observer dans les traits de ma fille ceux de ma mère qui s'imposent à mesure des mois comme si la vie jouait à saute-mouton au dessus de mon dos et que j'étais celui, de mouton, qui était courbé au milieu, l'instant d'après le sait, juste après, l'on sent encore le poids de celui qui a pris appui pour sauter, la douleur de l'échine courbée frottement des vertèbres entre elles, le rebondi, fragilité mécanique, et les genoux, qui savent encore ce que c'est que de porter longtemps, même un instant, toute la masse du temps qui ricane, se savoir au pire moment, un entre-deux d'où l'on ne sort que par la résignation
La question de l’identité était déjà au centre des livres précédents, notamment sous sa déclinaison nationale : le recueil Transport commun (Lanskine, 2019), notamment, est structuré par une opposition Maroc/région parisienne dont l’enjeu est de « Se désapatrier/accepter la bâtardise comme unique avenir commun. Cette bâtardise, revendication d’impureté, de non-conformité aux attentes sociales, est vécue comme le seul espoir de liberté de l’individu. « Naissance : il n’est pas donné de se nommer soi-même », dit l’auteure. Sauf peut-être quand on est une personne qui écrit de la poésie, pourrait répondre le lecteur bienveillant.
Mais il y a l’épuisement. Le corps qui vous lâche, le sommeil qui ne vient pas, l’esprit qui part en free jazz. Jour après jour, fragment après fragment, vivre est une bataille semée de victoires, de demi-défaites, de replis stratégiques, de problèmes de logistique et d’intendance. Sans que Battal verse jamais dans la diatribe moralisatrice : il n’est question ici que d’une poésie incarnée, circonscrite entre deux pays, deux générations, circonscrite aussi dans les limites du corps, lorsque celui-ci trahit la cause : « Le muscle ramolli/la chair branlante/des vergetures creusent le verger/le sein sillonné/tend vers le nombril ».
Cette dimension tactile, cette attention aux déplacements dans l’espace et à leur empreinte fossile, font la force de ce texte. Au bout du compte, la vie étant ce qu’elle est, bien peu des questions évoquées plus haut trouveront une réponse définitive (sauf l’acte de propriété du placenta). Et c’est magnifique : c’est la possibilité de plein d’autres livres.