La Poésie motléculaire de Jacques Sivan par Roxana Paez
La poésie motléculaire est autant une anthologie des compositions de Jacques Sivan (1955-2016) qu’un ouvrage collectif autour de son écriture. Le tout permet de la découvrir, de s’en approcher avec des repères, et pour ceux qui l’ont déjà parcourue de façon attentive ou partielle, de plonger dans une relecture, élargie par l’ouverture des exégètes, des poètes, quelques uns fondateurs avec lui de la revue Java (1989-2006). Ces commentaires sont les interventions de la journée d’étude consacrée à Jacques Sivan à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon le 15 mars 2017.
En grand partie sous la responsabilité et la motivation de Laurent Cauwet d’Al Dante, un vrai travail d’éditeur, le livre coordonné par lui et Vannina Maestri, débute par la préface de la poète. « Ce sont des livres formés de blocs dont les interactions mettent en évidence des fragments de réalités ». « ... La structure est mouvante, indécise. » La poésie motléculaire de J. Sivan contient deux inédits : le dernier anticipant la future publication complète de Notre mission (Al Dante, février 18), ensemble en état avancé de 74 modules, dont trois ferment le livre.
Les textes de ces lecteurs privilégiés précèdent les « fictions théoriques » de Sivan et 284 pages de « Morceaux choisis » parmi ses livres publiés. L’ensemble des essais (de Sivan et des écrivains autour de son écriture), ainsi que les textes poétiques, dessinent la voie visuelle/optique de la poésie en France, constituant un vrai livre dans le livre. Une constellation se dessine qui inclut Mallarmé, Raymond Roussel, Duchamps, Laforgue, Ponge, Denis et Maurice Roche, et plus près Pennequin, Cadiot. Et le propre Sivan explique pourquoi ce qu’il fait constitue une branche singulière de l’écriture à contraintes. Et ce que ferait de Proust un écrivain optique, ainsi que de Rimbaud un poète voyant.
La poésie est parole, motlécule agencée à d’autres, visuelle, sonore et surtout dans leur agencement infini une langue creusée dans la langue, étrangère à l’intérieur même de la langue marâtre. Ce qui se passe avec le genre affecte la présence-absence élocutoire de l’auteur de la voix (en faisant de ses irruptions un personnage avec des avatars, des doubles, des simils...), similijakes. Des dédoublements, des métamorphoses, de la dissémination, des devenirs machiniques, anti-lyriques. Anti-poète, anti-poésie auraient dit les poètes chiliens Vicente Huidobro et Nicanor Parra séparés entre eux par plusieurs décennies -à cause de ce vieux malentendu déjà présent à Lesbos par lequel on considère le lyrique comme des lamentations d’un ego identique à celui de l’auteur, et non un personnage à chaque fois renouvelé qui dit Je ou Tu ou Il pour prendre en charge un discours prêt-à-porter et pour cela non à l’opposé, dans les cas intéressants, du logonoscope-machine-personnage-texte de Jacques Sivan. « Le logonoscope que je suis renferme d’autant moins de secret qu’il n’est rien d’autre que ce qu’il est dans l’instant, soit, l’incertain dispositif verbal de l’éphémère donc singulière recombinaison de ce que nous appelons réalité par pure commodité. » Derniertélégramme d’Al Jack (2008), inclus intégralement dans le livre, rappelle certains procédés des avant-gardes historiques par ces montages publicitaires et comiques où la figure de l’auteur a subi un changement de rôle pour s’approcher ici des propositions du développement personnel. « Trouble de la personnalité ? Vous ne savez plus qui vous êtes ? Un savon ? Une crevette ? Une figue ? Le traitement mis au point par l’atelier psychothérapeutique Francis Ponge vous permettra d’assumer pleinement votre état. A l’issue de quelques mois de cure dans nos établissements vous vivrez durablement dans l’objoie. Consultez notre brochure ». Ou cette autre annonce : « Stage à distance de chamanisme. Monsieur Ovide est un grand chamane. Il organise toutes sortes de stages : possessions, transferts divers et métamorphoses à partir de sa méthode inédite et très efficace... ».
Et est-ce que certaines écritures n’sont pas finalement une façon plus sophistiquée de ce genre ? Le développement pour devenir l’acteur (auteur/lecteur) de sa propre vie... Des jokes à la Jack. L’excellent accompagnement de ces montages, de ces ready-mades disloqués, transformés, de l’écriture et la superposition de codes reformulés, méta-poétiques, antipoétiques, par les « interventionnistes » de l’œuvre, chacun précis dans sa singularité et sa densité, renforce l’objectif belliqueux, ludique, politique de Sivan.
Contre la langue archi-codifiée et modélisante, devenue entièrement langue de bois portable, ces jacqueries : « la révolte est notre seul et véritable habit » : peut-être « notre mission » ?