06 nov.
2009
La revue grumeaux, premier numéro
Réalisé avec le soin habituel des éditions NOUS, ce premier numéro de la revue grumeaux, intitulé VOIX, est consacré à la question bicéphale de l'oralité - pourquoi / comment lire à haute voix ? - posée à une vingtaine d'auteurs, français et américains *, tous pratiquants de la lecture publique. Leurs réponses sont encadrées par les longues contributions de deux philosophes, Mladen Dolar et Slavoj _i_ek. Au final, la revue offre une approche multiple de cette problématique où se mêlent les enjeux liés à l'écriture elle-même (les rapports entre texte et oralité) et ceux qui relèvent de sa socialisation, cette dernière apparaissant à la fois comme nécessaire et source d'éventuelles ambivalences.
Entretien avec le comité de rédaction.
Pourquoi la création de cette revue vous a-t-elle paru nécessaire ?
Yoann Thommerel : Oui, à quoi bon une nouvelle revue ? Je vais être un peu long mais c'est une question primordiale. On entend partout que cette forme d'édition très particulière est en crise et il faut bien reconnaître que c'est le cas. Nombre de revues, invisibles, peinent à trouver un lectorat, c'est un modèle éditorial économiquement précaire, inadapté, peu ou mal soutenu (par les librairies, ou les bibliothèques notamment). Un modèle éditorial obsolète aussi aux yeux de certains. Je suis toujours frappé de voir l'assurance avec laquelle notre époque déclare dépassé tout ce qui a pu être expérimenté dans les années 70 - on sait le rôle que jouèrent alors les revues - (un alors que je n'ai pas connu - suis né avec les années 80). Les revues seraient donc un support de diffusion de la création et des idées périmé. Je crois au contraire qu'elles peuvent, à condition de ne pas être dans l'imitation, redevenir des foyers de réflexion et d'inventivité où différentes approches et disciplines peuvent entrer en friction. Ce qui dérange surtout je crois c'est ce qu'elles exigent : du collectif, du réfléchir, du faire ensemble. C'est ce qui nous importe en premier lieu.
Les revues un tant soit peu excitantes se comptent aujourd'hui sur les doigts d'une main. Que ce soit dans leurs lignes éditoriales ou dans leurs matérialités même, elles sont souvent à mes yeux d'un mortel ennui. En créant celle-ci, nous voulions tout simplement créer un objet éditorial attractif nous permettant d'éditer et de faire découvrir quelques écritures - poétiques et philosophiques dans cette première livraison - qui comptent pour nous. Ajouter notre effort à ceux de quelques autres qui s'attachent à favoriser la circulation de textes qui, malgré (ou peut-être plutôt à cause de) leur liberté formelle et leur invention, demeurent confidentiels.
Notre revue n'a pas vocation à moisir dans les cartons qui encombrent nos domiciles respectifs. L'un des enjeux de notre projet, au-delà des contenus que nous défendons, c'est bien sûr de créer un dispositif de diffusion efficace, de créer les conditions nous permettant de toucher de nouveaux lecteurs, ceux pour qui ce champ de la création littéraire n'est pas familier. Je crois beaucoup au rôle que peuvent jouer les événements publics, à la nécessité d'aller à la rencontre de ceux qui ne nous connaissent pas. On essaie d'organiser ici ou là, y compris et SURTOUT dans des lieux qui ne sont pas dédiés à la poésie, des lectures et des temps d'échanges avec les auteurs qui nous accompagnent. Là, le prix de vente joue un rôle important. Les amateurs de revues ou de poésie sont peut-être prêts à débourser 20 ou 25 euros pour une livraison comme la nôtre mais nous voulons pouvoir toucher les autres aussi. Notre prix de vente - 10 euros pour près de 300 pages - permet ça, un peu plus en tout cas.
La question du lectorat est vraiment essentielle pour moi et je voudrais insister sur ce point. Certains poètes acrimonieux (et très minoritaires) ont pu dire en découvrant notre premier numéro qu'on manquait d'audace dans le choix des auteurs qui forment le sommaire, et c'est vrai qu'on trouve la plupart de ces signatures (cela dit, pas toutes) dans d'autres revues que la nôtre, qu'elle publie des textes d'auteurs qui pour certains sont déjà très publiés. À cette réaction, je voudrais apporter une réponse très claire : on se fout de donner une nouvelle occasion aux poètes de se lire entre eux. Cette revue n'entend pas s'adresser uniquement à ces derniers, et pas plus aux quelques lecteurs assidus de poésie. Je trouve ce milieu de la poésie particulièrement recroquevillé sur lui-même et ses acteurs semblent souvent se satisfaire d'un confortable entre-soi qui m'exaspère profondément. Si certains poètes que nous publions sont connus du milieu, il faut rappeler qu'ils ne le sont pas de la plupart des gens, qu'il y a un travail de médiation très important à mener pour que ce soit davantage le cas. C'est ce travail-là qu'on souhaite mener, à notre échelle.
Avec un peu de recul je trouve à ce numéro un petit côté trop sage tout de même. Il rapproche des auteurs confirmés et des auteurs dont les textes commencent tout juste à sortir. Nous garderons ce principe, mais il faut maintenant renforcer notre rôle de découvreur. Et aussi confronter la création poétique à d'autres champs, du côté des sciences sociales notamment, et pourquoi pas aussi de la bande dessinée ou de tout autre forme de création qu'on souhaitera montrer. Les revues sont avant tout des espaces de liberté, et on entend bien en profiter.
Benoît Casas : La création d'une revue c'est, pour l'éditeur, la joie de l'invention d'un autre mode d'existence du "nous" : l'exposition d'un collectif plus extensif et bigarré. Des voix se font entendre et se répondent dans un même objet. Il y a une dimension chorale de la revue; un chœur à partitions multiples : de l'hétérogène noué par cette basse continue du premier numéro : le mot VOIX, la question de la lecture à haute voix.
Pourquoi ce titre ?
Yoann Thommerel : Pourquoi Grumeaux ? Disons peut-être avant tout que c'est ce que nous cherchons à être dans le petit milieu de la poésie et plus généralement dans le monde tel qu'il ne va pas. Il y a quelques temps nous étions présents au Marché de la poésie et voilà un endroit où nous étions particulièrement ravis d'avoir choisi ce titre.
Patrizia Atzei : Comme le dit l'édito, Grumeaux est le nom que nous avons choisi pour désigner ce qui résiste au ìfade" et au ìlisse". Il y a dans ce nom l'idée de la séparation : une volonté de se distancier des flaques d'une certaine production littéraire contemporaine. Mais il y a aussi l'idée de la rencontre de singularités résistantes qui se trouvent provisoirement réunies, le temps d'un numéro, dans un même espace.
Benoît Casas : Grumeaux est un titre difficile, un peu repoussoir. Du coup il a été d'emblée approprié/déformé par nombre des intervenants, du « GRMX » de Luc Bénazet au « Crus Mots » de Jacques Demarcq. Personnellement j'aime l'attaque en GRR, l'aiguisement des canines, la colère politique. Et j'ai le ferme espoir que le grumeau se fasse consistant et se révèle agrume. Ou alors : "faire jaillir des iris de ces grumeaux merdeux" (Montale).
Pourquoi avoir commencé par la question de l'oralité ?
Yoann Thommerel : Personnellement, c'est en assistant à des lectures publiques que j'ai rencontré la poésie contemporaine. Cette poésie dont j'ignorais presque l'existence, ou que j'imaginais volontiers morne (morte) m'a soudain prouvé - dans la bouche d'un Demarcq ou d'un Heidsieck par exemple, dans celles de plus jeunes auteurs ensuite, comme Sonia Chiambretto - qu'elle pouvait être au contraire l'espace d'un bouillonnement créatif, qu'elle avait très directement à voir avec des interrogations, des préoccupations esthétiques ou politiques qui sont les miennes à d'autres endroits. J'ai découvert par le biais de ces lectures que j'étais tout simplement concerné. Chez les non-lecteurs de poésie, les lectures publiques peuvent balayer des réticences fortes avec une efficacité que n'aurait peut-être pas toujours un livre (qu'il faudrait trouver, ouvrir, un texte dans lequel il faudrait entrer). Il peut se créer au cours d'une lecture un rapport très immédiat entre le poète et l'auditeur, surtout si la lecture est appréhendée comme champ d'expérimentation et de création en soi, si elle porte une langue travaillée qui appelle l'oralité. Et c'est loin d'être toujours le cas. C'est en tout cas cette oralité-là qui nous intéresse, et pas celle qui s'inscrit dans la seule logique promotionnelle : je lis mon livre pour le vendre. Alors que les lectures se multiplient, il nous semblait important d'interroger cette pratique et ses enjeux : pourquoi et comment lire à haute voix ?
Patrizia Atzei : De manière peut-être moins évidente par rapport au lien que la voix entretient avec le poème, l'oralité est aussi une question qui ne cesse de travailler la philosophie, de l'intérieur, depuis son origine. La voix demeure pourtant - sauf rares exceptions - une problématique implicite, et encore relativement peu développée. Les textes de Mladen Dolar et de Slavoj Zizek, qui ouvrent et concluent ce numéro, proposent des aperçus éclairants sur la voix traitée à la fois du point de la philosophie et de celui de la psychanalyse ou, plus précisément, du point de leur croisement.
En particulier dans le domaine de la poésie, la lecture publique n'est-elle pas devenue un passage obligé pour qu'un auteur « existe » (cf. ce qu'en disent I. Monk p. 59 ou J. Demarcq p. 164) ?
Patrizia Atzei : Cela dépend bien sûr de ce que l'on entend par ìexister". Si l'on considère l'existence d'un auteur sur ou pour ìle marché", alors la réponse est sans doute ìoui", car en effet la lecture publique aide un auteur sinon à exister au moins à devenir visible. Encore faudrait-il se demander, même si l'on comprend ces termes dans leurs acceptions marchandes, si être visible suffit pour ìexister". Par contre s'il l'on considère la lecture publique comme l'articulation de l'écriture à la matérialité de la voix, comme l'exposition d'un texte dans une situation de partage, il s'agit là d'une modalité qui relève d'une décision, d'un projet, de la vision que l'auteur a de son propre travail. Ce choix peut se révéler difficile, périlleux, il peut être plus ou moins évident... Mais ce qui devrait décider de l'existence d'un auteur est évidemment son travail dans la forme qu'il décide de lui donner. Que parfois - trop souvent en ce qui concerne la poésie - ce travail ait du mal à trouver son public est une question très sérieuse, fondamentale, mais il s'agit là d'une autre question...
Si dans la composition d'un texte l'oralité n'est, comme le rappelle C. Prigent, que « l'une des forces qui en a commandé l'écriture », ce mode dominant de socialisation ne comporte-t-il pas, du moins chez certains auteurs, le risque d'une déperdition ?
Benoît Casas : Voix et page (adresse publique et lecture silencieuse) sont deux modes distincts d'existence de la poésie. L'oralisation est intensification et amplification (politique, sexuelle, déclarative); elle est aussi déperdition méditative si l'auditeur en reste là. Mais la lecture à haute voix ne se réduit pas à l'intensité d'un présent, elle a aussi une dimension incitative de retour au livre. Livre, voix, livre : la poésie la plus puissante est celle qui se renforce de cette succession des temps, de cette boucle.
Entretien avec le comité de rédaction.
Pourquoi la création de cette revue vous a-t-elle paru nécessaire ?
Yoann Thommerel : Oui, à quoi bon une nouvelle revue ? Je vais être un peu long mais c'est une question primordiale. On entend partout que cette forme d'édition très particulière est en crise et il faut bien reconnaître que c'est le cas. Nombre de revues, invisibles, peinent à trouver un lectorat, c'est un modèle éditorial économiquement précaire, inadapté, peu ou mal soutenu (par les librairies, ou les bibliothèques notamment). Un modèle éditorial obsolète aussi aux yeux de certains. Je suis toujours frappé de voir l'assurance avec laquelle notre époque déclare dépassé tout ce qui a pu être expérimenté dans les années 70 - on sait le rôle que jouèrent alors les revues - (un alors que je n'ai pas connu - suis né avec les années 80). Les revues seraient donc un support de diffusion de la création et des idées périmé. Je crois au contraire qu'elles peuvent, à condition de ne pas être dans l'imitation, redevenir des foyers de réflexion et d'inventivité où différentes approches et disciplines peuvent entrer en friction. Ce qui dérange surtout je crois c'est ce qu'elles exigent : du collectif, du réfléchir, du faire ensemble. C'est ce qui nous importe en premier lieu.
Les revues un tant soit peu excitantes se comptent aujourd'hui sur les doigts d'une main. Que ce soit dans leurs lignes éditoriales ou dans leurs matérialités même, elles sont souvent à mes yeux d'un mortel ennui. En créant celle-ci, nous voulions tout simplement créer un objet éditorial attractif nous permettant d'éditer et de faire découvrir quelques écritures - poétiques et philosophiques dans cette première livraison - qui comptent pour nous. Ajouter notre effort à ceux de quelques autres qui s'attachent à favoriser la circulation de textes qui, malgré (ou peut-être plutôt à cause de) leur liberté formelle et leur invention, demeurent confidentiels.
Notre revue n'a pas vocation à moisir dans les cartons qui encombrent nos domiciles respectifs. L'un des enjeux de notre projet, au-delà des contenus que nous défendons, c'est bien sûr de créer un dispositif de diffusion efficace, de créer les conditions nous permettant de toucher de nouveaux lecteurs, ceux pour qui ce champ de la création littéraire n'est pas familier. Je crois beaucoup au rôle que peuvent jouer les événements publics, à la nécessité d'aller à la rencontre de ceux qui ne nous connaissent pas. On essaie d'organiser ici ou là, y compris et SURTOUT dans des lieux qui ne sont pas dédiés à la poésie, des lectures et des temps d'échanges avec les auteurs qui nous accompagnent. Là, le prix de vente joue un rôle important. Les amateurs de revues ou de poésie sont peut-être prêts à débourser 20 ou 25 euros pour une livraison comme la nôtre mais nous voulons pouvoir toucher les autres aussi. Notre prix de vente - 10 euros pour près de 300 pages - permet ça, un peu plus en tout cas.
La question du lectorat est vraiment essentielle pour moi et je voudrais insister sur ce point. Certains poètes acrimonieux (et très minoritaires) ont pu dire en découvrant notre premier numéro qu'on manquait d'audace dans le choix des auteurs qui forment le sommaire, et c'est vrai qu'on trouve la plupart de ces signatures (cela dit, pas toutes) dans d'autres revues que la nôtre, qu'elle publie des textes d'auteurs qui pour certains sont déjà très publiés. À cette réaction, je voudrais apporter une réponse très claire : on se fout de donner une nouvelle occasion aux poètes de se lire entre eux. Cette revue n'entend pas s'adresser uniquement à ces derniers, et pas plus aux quelques lecteurs assidus de poésie. Je trouve ce milieu de la poésie particulièrement recroquevillé sur lui-même et ses acteurs semblent souvent se satisfaire d'un confortable entre-soi qui m'exaspère profondément. Si certains poètes que nous publions sont connus du milieu, il faut rappeler qu'ils ne le sont pas de la plupart des gens, qu'il y a un travail de médiation très important à mener pour que ce soit davantage le cas. C'est ce travail-là qu'on souhaite mener, à notre échelle.
Avec un peu de recul je trouve à ce numéro un petit côté trop sage tout de même. Il rapproche des auteurs confirmés et des auteurs dont les textes commencent tout juste à sortir. Nous garderons ce principe, mais il faut maintenant renforcer notre rôle de découvreur. Et aussi confronter la création poétique à d'autres champs, du côté des sciences sociales notamment, et pourquoi pas aussi de la bande dessinée ou de tout autre forme de création qu'on souhaitera montrer. Les revues sont avant tout des espaces de liberté, et on entend bien en profiter.
Benoît Casas : La création d'une revue c'est, pour l'éditeur, la joie de l'invention d'un autre mode d'existence du "nous" : l'exposition d'un collectif plus extensif et bigarré. Des voix se font entendre et se répondent dans un même objet. Il y a une dimension chorale de la revue; un chœur à partitions multiples : de l'hétérogène noué par cette basse continue du premier numéro : le mot VOIX, la question de la lecture à haute voix.
Pourquoi ce titre ?
Yoann Thommerel : Pourquoi Grumeaux ? Disons peut-être avant tout que c'est ce que nous cherchons à être dans le petit milieu de la poésie et plus généralement dans le monde tel qu'il ne va pas. Il y a quelques temps nous étions présents au Marché de la poésie et voilà un endroit où nous étions particulièrement ravis d'avoir choisi ce titre.
Patrizia Atzei : Comme le dit l'édito, Grumeaux est le nom que nous avons choisi pour désigner ce qui résiste au ìfade" et au ìlisse". Il y a dans ce nom l'idée de la séparation : une volonté de se distancier des flaques d'une certaine production littéraire contemporaine. Mais il y a aussi l'idée de la rencontre de singularités résistantes qui se trouvent provisoirement réunies, le temps d'un numéro, dans un même espace.
Benoît Casas : Grumeaux est un titre difficile, un peu repoussoir. Du coup il a été d'emblée approprié/déformé par nombre des intervenants, du « GRMX » de Luc Bénazet au « Crus Mots » de Jacques Demarcq. Personnellement j'aime l'attaque en GRR, l'aiguisement des canines, la colère politique. Et j'ai le ferme espoir que le grumeau se fasse consistant et se révèle agrume. Ou alors : "faire jaillir des iris de ces grumeaux merdeux" (Montale).
Pourquoi avoir commencé par la question de l'oralité ?
Yoann Thommerel : Personnellement, c'est en assistant à des lectures publiques que j'ai rencontré la poésie contemporaine. Cette poésie dont j'ignorais presque l'existence, ou que j'imaginais volontiers morne (morte) m'a soudain prouvé - dans la bouche d'un Demarcq ou d'un Heidsieck par exemple, dans celles de plus jeunes auteurs ensuite, comme Sonia Chiambretto - qu'elle pouvait être au contraire l'espace d'un bouillonnement créatif, qu'elle avait très directement à voir avec des interrogations, des préoccupations esthétiques ou politiques qui sont les miennes à d'autres endroits. J'ai découvert par le biais de ces lectures que j'étais tout simplement concerné. Chez les non-lecteurs de poésie, les lectures publiques peuvent balayer des réticences fortes avec une efficacité que n'aurait peut-être pas toujours un livre (qu'il faudrait trouver, ouvrir, un texte dans lequel il faudrait entrer). Il peut se créer au cours d'une lecture un rapport très immédiat entre le poète et l'auditeur, surtout si la lecture est appréhendée comme champ d'expérimentation et de création en soi, si elle porte une langue travaillée qui appelle l'oralité. Et c'est loin d'être toujours le cas. C'est en tout cas cette oralité-là qui nous intéresse, et pas celle qui s'inscrit dans la seule logique promotionnelle : je lis mon livre pour le vendre. Alors que les lectures se multiplient, il nous semblait important d'interroger cette pratique et ses enjeux : pourquoi et comment lire à haute voix ?
Patrizia Atzei : De manière peut-être moins évidente par rapport au lien que la voix entretient avec le poème, l'oralité est aussi une question qui ne cesse de travailler la philosophie, de l'intérieur, depuis son origine. La voix demeure pourtant - sauf rares exceptions - une problématique implicite, et encore relativement peu développée. Les textes de Mladen Dolar et de Slavoj Zizek, qui ouvrent et concluent ce numéro, proposent des aperçus éclairants sur la voix traitée à la fois du point de la philosophie et de celui de la psychanalyse ou, plus précisément, du point de leur croisement.
En particulier dans le domaine de la poésie, la lecture publique n'est-elle pas devenue un passage obligé pour qu'un auteur « existe » (cf. ce qu'en disent I. Monk p. 59 ou J. Demarcq p. 164) ?
Patrizia Atzei : Cela dépend bien sûr de ce que l'on entend par ìexister". Si l'on considère l'existence d'un auteur sur ou pour ìle marché", alors la réponse est sans doute ìoui", car en effet la lecture publique aide un auteur sinon à exister au moins à devenir visible. Encore faudrait-il se demander, même si l'on comprend ces termes dans leurs acceptions marchandes, si être visible suffit pour ìexister". Par contre s'il l'on considère la lecture publique comme l'articulation de l'écriture à la matérialité de la voix, comme l'exposition d'un texte dans une situation de partage, il s'agit là d'une modalité qui relève d'une décision, d'un projet, de la vision que l'auteur a de son propre travail. Ce choix peut se révéler difficile, périlleux, il peut être plus ou moins évident... Mais ce qui devrait décider de l'existence d'un auteur est évidemment son travail dans la forme qu'il décide de lui donner. Que parfois - trop souvent en ce qui concerne la poésie - ce travail ait du mal à trouver son public est une question très sérieuse, fondamentale, mais il s'agit là d'une autre question...
Si dans la composition d'un texte l'oralité n'est, comme le rappelle C. Prigent, que « l'une des forces qui en a commandé l'écriture », ce mode dominant de socialisation ne comporte-t-il pas, du moins chez certains auteurs, le risque d'une déperdition ?
Benoît Casas : Voix et page (adresse publique et lecture silencieuse) sont deux modes distincts d'existence de la poésie. L'oralisation est intensification et amplification (politique, sexuelle, déclarative); elle est aussi déperdition méditative si l'auditeur en reste là. Mais la lecture à haute voix ne se réduit pas à l'intensité d'un présent, elle a aussi une dimension incitative de retour au livre. Livre, voix, livre : la poésie la plus puissante est celle qui se renforce de cette succession des temps, de cette boucle.
* Ce numéro a été préparé en collaboration avec Double Change, association née en 2000 de la volonté de réunir les poésies d'expression française et anglophone.