La seule raison poème d'Yves Boudier par Hervé Martin
Accompagné d’une ouverture de Liliane Giraudon qui présente d’un texte alerte et créatif le livre et l'auteur, puis d’une postface du poète qui précise l’intention du livre, La seule raison poème est un long poème écrit en six séquences. Il indique que l’ambition de ce poème « …est de célébrer la poésie, sa force de création et son pouvoir de résilience pour le poète et son lecteur… » puis souligne qu’il « renoue avec la tradition de l’Art Poétique » et s’appuie notamment sur la mythologie et le meurtre fondateur d’Orphée.
Les fonctions des six séquences qui sont définies dans cette brève postface éclairent le lecteur. Le poète y décline le projet de son livre en expliquant qu’un dispositif d’écriture ouvre à la pluralité de lectures dont le choix est laissé au lecteur et précise que son poème est à la fois écrit pour l’oreille et pour l’œil. Ainsi balisé, le poème conduira le lecteur à une lecture proche des intentions du poète. Et si ce livre s’adresse malgré tout à des lecteurs avertis, l’auteur laisse à chacun le choix d’entendre, soit par la forme ou le signifiant des poèmes, d’autres échos différents.
Pour en revenir au poème « …écrit pour l’œil…, », la forme des poèmes d’Yves Boudier est aisément reconnaissable sur la page. Une écriture qui investit son espace avec de courts poèmes de vers brefs décrivant deux marges, comme divisant la page en espaces distincts où il est possible de lire de gauche à droite et de haut en bas ou inversement. Cela, selon un choix possible du lecteur, sa liberté pour s’emparer du poème comme il est suggéré dans la postface. Et ainsi, avant la lecture, cette double marge peut-elle suggérer au lecteur les notions d’opposition, de discordance... La forme ajoute au sens.
La manière dont sont écrits les mots sur la page enrichit le poème d’une polysémie. Nombreux entre parenthèses ou entre barres obliques, en italiques ou dans une réécriture particulière, tels v(o)ies ; ell-ipse… ils invitent a élargir leur sens.
Il y a aussi ces mots, rarement usités dans la langue commune, vicariance, agroglyphe, pythonisse…pour ne citer que ceux-ci.Ilssont peut-être choisis autant pour une nécessité de précision que pour mettre en œuvre un langage nécessaire accessible aux seuls spécialistes littéraires. Autant, pour éclairer le lecteur que pour maintenir le niveau d’une langue poétique qui doit rester exigeante dans l’esprit du poète et que l’époque délite ou renouvelle.
Le poète repousse le mot dans ses limites et tente de lui faire dire autre chose qui dépasserait son acception première. Des significations cachées, implicites, invisibles ou enfouies… ?
Ainsi, par l’organisation d’une forme, celle du poème sur la page, le choix d’un champ lexical, ou le jeu avec la typographie, le poème dit autre chose de complémentaire à la signification première des vers.
Le poète-écrivant-le-poème triture les mots, force les conventions d’écriture, inventorie sa part d’être qu’il y mêle. Peut-être sommes-nous à ce moment au cœur de la fabrication du poème ?
La seule raison poème trouve sans doute sa justification dans l’un des premiers poèmes :
« je tombe en moi
ce qui doit périr
les pleurs
le feint
( ce bloc
des discords)
faute
d’une signature sans nom
(ell-ipse) : le poème
laisse
place
à »
Que dit donc le poème ? Que dit le poème de soi ? Par le sens sibyllin de ces vers qui est appuyé par l’( ell-ipse ), le poème s’ouvre à de larges interprétations et conduit à des lectures qui dépassent celle suggérée par le poète. Une lecture plus intime, plus identitaire invite le lecteur - le poète également au moment qu’il écrit - à rechercher de quoi le poème est l’ellipse. Qu’est-ce qui force l’écriture du poème ?
Dépassant peut-être l’intention affichée d’Yves Boudier, le poème ouvre des fenêtres sur l’intime ou l’inconscient.
Les poèmes dans leur brièveté, comme le souffle d’une urgence – un mot ou deux souvent – sont tels cris jetés contre.
« …le poème
se décline par le cri
multiple » (p.37)
écrit le poète.
Multiple de sens ? De contresens ?
Car comme on peut l’entendre dans le début du poème :
« Tout poème
est
un désordre
laisse
(spolia
opima)
contre sens /qui-vive… » (p.48)
Le poème : désordre ? Discours ? Honneur ? Ou tout à la fois, paradoxal, confus et signifiant ?
Mais le vers ci-après laisse un indice, non sans une certaine ambivalence. Celui d’une résilience du poème par le « dit ». Mais le dit confus d’un cri.
« Le poème / suture / le cri »
En effet, si suturer une plaie c’est la refermer pour la guérir, que fait le poème lorsqu’il suture le cri ? L’empêche-t-il ?
On pourrait à ce moment penser que le poème reste impuissant à exprimer la nature du cri.
Cri par ailleurs composé de phonèmes mêlés et émis simultanément dans une fraction de seconde. Alors le poème se déclinant par le cri, est non pas inaudible mais intraduisible. Le poème délaissera-t-il son rôle d’ellipse (é)mouvante pour toucher un réel aux marges réconciliées en traduisant le cri ?
Alors, comment ouvrir une voie(x) dans le champ du réel ? Le poème semble y renoncer.
« …déserté
le poème
choisit
le silence… » (p.17)
Et le poème est vain. Des résistances persistent et il reste impuissant dans son œuvre à ouvrir sa voie.
« le poème est
nu
à l’épreuve
du vide
dont il est
l’idée
/l’entreprise/… » (p.32)
Est-ce alors un échec du poème ? Je ne le pense pas car la puissance du désir qui persiste, suscite et perpétue l’écriture en contraignant le poète à renouveler obstinément la mise à jour continuelle d’un état des lieux intime.
« … nature ô ma vertu
rythme
l’élan
(ce reste) »