Lapins, lapins de Luo Ying par Bérénice Biéli
Inspiré par la prose de la dynastie des Han, Lapins, Lapins est un recueil de textes écrits en 2006 par l’alpiniste et homme d’affaires chinois Luo YING. L’auteur y exprime dans une langue intensément sombre son dégoût de l’Enfer urbain dont le processus est accéléré par la corruption des êtres humains, comparés à des bêtes carnavalesques.
Pour chaque texte, l’auteur indique le lieu, la ville, la date exacte et l’heure ; ce qui donne au recueil l’allure d’un journal de bord, à la fois ironique et nihiliste. La prose de Luo Ying est, bien qu’imagée, dénuée de lyrisme ; la phrase est courte, incisive, souvent sans nuances. La tonalité est donnée dès le début où l’auteur s’adresse « à ceux qui meurent », c’est-à-dire à tous les êtres, puisque pour lui les villes sont conçues comme des gigantesques boîtes pour mourir où on ne s’attarde plus sur les morts. Ceux qui vivent sont les spectateurs de la mort en marche. L’Enfer qu’il décrit est en réalité le fruit d’une politique de la Terreur infligée aux masses dans le système globalisé. Mais il s’agit d’une terreur sous-jacente, invisible, et que l’on ressent consciemment dans la solitude : « Je suis saisi par la terreur, un soir du XXIe siècle. J’ai envie de crier avec fureur, de hurler comme un loup alors que je sombre dans un profond silence. »
Dans cette terreur généralisée qui est un effet pervers du progrès (urbain et technologique), la ville apparaît comme le lieu même de la corruption ; d’où le jugement très critique de l’auteur à l’égard de la sexualité qui perd tout lien avec les sentiments, le spirituel et le souci de fonder un foyer. Les humains copulent et prolifèrent comme des cafards. Vision cauchemardesque de la ville qui, en se développant sans cesse, fait mourir montagnes et fleuves, et même l’âme des écrivains et des philosophes – ultimes résidus de la civilisation. « La ville est comme un drap sale qui nous enveloppe, nous garantit la possibilité de nous dépraver les uns les autres, sans d’ailleurs en éprouver la moindre honte. » La ville est personnifiée. Elle n’est plus l’expression d’un long travail en commun pour bâtir un lieu de vie mais un monstre tentaculaire qui, croissant à l’horizontal et à la verticale, gagne en autonomie, réduisant l’homme à un petit animal qui a perdu tout esprit critique et dignité.
Luo Ying montre cette existence infernale et la dissolution de l’individu dans le collectif en mettant en scène un bestiaire composé de cafards, lapins, corbeaux, etc. Il s’agit de bêtes serviles qui se reproduisent aussi vite que la ville grandit : « Quelle merveille, la société : elle intègre des lapins de gré ou de force, et détermine sa puissance de fécondité en fonction du calcul de leur nombre total ». La vision de Luo Ying n’est pas sans rappeler le nihilisme d’Albert Caraco qui, dans son Bréviaire du chaos, écrit cinquante ans auparavant : « Les villes que nous habitons sont les écoles de la mort, parce qu’elles sont inhumaines. Chacune est devenue le carrefour de la rumeur et du relent, chacune devenant un chaos d’édifices, où nous nous entassons par millions, en perdant nos raisons de vivre. »
Mais la menace ne pèse pas seulement sur la société dans son ensemble mais aussi et surtout sur les érudits et « hommes de mots » qui finissent par se soustraire et – comble de l’ironie – par justifier et célébrer ce nouvel ordre. Ils participent ainsi activement à la « têtardisation collective » : « A la fois auteurs de propos violents et victimes de la violence des mots, nous suivons la même logique que les têtards. Par exemple, d’abord démembrer une pensée pour l’analyser, puis la tuer en nous ruant dessus en masse, comme lors d’un bombardement intensif. » Mais si la prose de Luo Ying coïncide avec la rumeur infernale du « têtard », c’est parce que l’écrivain – loin de s’identifier à ce qui a renoncé à toute conscience critique – parvient à faire entendre les voix de cet Enfer Urbain pour mieux en démont(r)er le mécanisme.