Le chansonnier de Pierre Drogi par Yann Miralles
Dans sa « Précision tardive » en fin de volume, Pierre Drogi, plus qu’il ne « fournit quelques clés », semble brouiller les pistes. C’est que le début se retrouve à la fin, et l’arrivée, certes « tardive », dévoile l’origine. « (L)es hasards de la publication ont défait le projet initialement agencé et l’ordre des pièces s’est trouvé perturbé lorsqu’il s’est agi de les éditer en volumes », nous dit l’auteur, avant d’ajouter qu’« (o)n conclut donc, paradoxalement, l’ensemble par sa pièce initiale qui détient, en fin de compte, aussi le mot de la fin » (p. 123). Cette insistance sur le désordre du « puzzle » qu’est le livre publié, ainsi que sur le mot « initial(ement) », n’est peut-être pas qu’une manière de replacer l’ouvrage dans les aléas et la cohérence d’une écriture ; elle est sans doute aussi ce qui révèle le sens dessus dessous du temps à l’œuvre dans le poème, et qui en fait la force ténue – et tenue.
Car tantôt le poème, avec ses îlots de mots, ses blancs, ses lignes brisées, ses retraits et ses reprises, semble se donner comme « souvenirs morcelés tarifés parcellaires / extorsion de la lumière » (p. 13), c’est-à-dire comme un « ‘reste’ » (p. 123). Pas tant le « calme bloc ici bas chu d’un désastre obscur » mallarméen qu’un poudroiement (la « poudre » apparaît maintes fois), flocons de neige (idem), « cendre » (p. 27) et gouttes de pluie que sont les mots, ou encore ces grains qui apparaissent dans la lumière (« la lumière / s’empoussière / se pulvérise », p 109), et qui témoignent tous d’un feu originel, d’une expérience muette dont il se ferait, lui le poème, la trace. Le sous-texte religieux de l’ensemble et la reprise d’un passage (p. 23 et p. 67) le disent bien : « j’ai été là / dit le texte / dans un buisson ardent / j’ai été / dans le texte / dit le buisson ardent » Il y a bien la rencontre avec ce qui ne peut se voir et être approché qu’avec l’infinis respect et crainte du poème – mais celle-ci est au passé. Le poème se fait dans et par la « rétractation » (p. 23) ; il est le témoin hanté d’une origine.
Tantôt c’est le poème lui-même qui est (et qui fait) l’origine : « tu jettes un hameçon / attends un autre léviathan // quand monte de si loin / du fonds précédemment / le déplacement des lèvres // ou la traction de l’arc » (p. 75). Aussi, tout ce qui marque le creusement, « l’intaille au-dedans » (p. 58), est-il si important ici. Il s’agit toujours, semble-t-il, de rendre compte de l’expérience même qui est « dans le texte » (p. 23), « là / ici / de la pliure / là // maintenant / alors / du creux lassé » (p. 112 – je souligne), à savoir « gratte(r) les journées possibles » pour que le « fluide / de la parole fragile / contrariée / s’y engouffre » (p. 61). Creuser, désensabler – pour que l’origine se donne à même la surface du texte :
faire faire silence au monde
mets sous cape appose le tmapon (tampon) origine la dette
de cette journée même si tu grattes bien – si tu creuses
tu peux espérer (p. 119)
On aurait beau jeu, pour autant, de ne voir dans ce faire qu’un mouvement vertical, celui d’une chute vers un fonds originel – « la nappe phréatique et le fleuve » (p. 64) (« luge et déluge / et les mots tombent // (glissent) », p120). Il faut le redire : le temps est sens dessus dessous chez Pierre Drogi : le poème crée sa propre chrono-logie. C’est pourquoi les mots isolés, superposés, ne sont pas là pour évoquer une brisure de la parole – comme cela peut être le cas dans nombre d’aventures poétiques actuelles –, mais au contraire pour donner à la parole tout son poids et sa richesse, toute la profondeur de son passé dans l’aujourd’hui des mots, le poète créant entre eux de subtiles résonances, repassant le millefeuille de leur étymologie, et, d’une certaine manière, rejouant sans cesse (pour l’effacer ?) l’opposition entre profondeur et surface, verticalité et horizontalité : « la parole en sait moins que la parole balbutie / copie compulsée par le cœur / vers le haut / vers le souffle / et le souffle à sourire / et le pousse à mesure » (p. 40 – je souligne). Ainsi se dégage de ces poèmes, de tout ce livre, une force certes discrète, mais entêtante, comme « certaines mécaniques / portées sans effet par leur / propre effort, ‘en avant’ » (p. 15). L’en-allée du poème, ainsi, n’est pas séparable de ses plongées ; ses creusements font simultanément « une seule poussée » (p. 37).
Voilà qui nous permet de retrouver le sens du titre. Comme le poète l’explique encore dans sa « Précision tardive », « Ce chansonnier fait signe davantage vers Rimbaud que vers Pétrarque : davantage vers une personne qui chante (…) que vers un livre clos rassemblant un nombre compté de poèmes » (p. 123). C’est dire que l’ensemble se donne comme un chant de l’inséparation. Ne plus distinguer l’envol et la chute de la marche quotidienne, la pesanteur de la « grâce » (autre mot qu’emploie souvent Pierre Drogi), mais aussi, un « haut lyrisme », (avec ses références bibliques et antiques, ses emprunts à telle langue étrangère ou ancienne) du langage le plus prosaïque (« on éternue / pouah ! », p. 87), c’est l’expérience singulière à laquelle invite cet ouvrage – et cela n’advient que d’en appeler à un chant. Dès les premières pages (« diaphonie ou diphonie / c’est ce qu’on entend / depuis lors / comptine bègue », p. 7) et jusqu’à ces « cygnes » (p. 120) (et leur chant qui dit justement la fin ?), il est question, non tant d’une référence à la musique en tant que telle, mais de la présence forte des « formes et la voix les voix et la forme » (p. 77) – de cette « diaphonie » dont l’auteur nous dit qu’elle est « la diffraction d’une unique voix en plusieurs »*. D’où aussi cette conscience, chez lui, que le texte est essentiellement « dialogue », « Cantique murmuré / (qui) va d’un poème à l’autre » (p. 23) – et le Cantique de la Bible n’est-il pas ce livre où le croisement du Je/Tu, avec tout ce que cela implique d’adresse, de quête, d’érotisme, de renversements, se dit avec la plus grande force, comme ici le « je t’écris / je t’appelle / quelques énoncés / en guise de gréement » (p. 49) ? – lieu ouvert à toute une ponctuation (guillemets, tirets, parenthèses, points divers…) qui inscrit dans le corps du texte la parole de l’autre, espace-temps où se dit, enfin, « la journée (qui) se passe à toi / à tu / à nous » (p. 34).
Cette voix multiple et une, « la voix une fois toute en une seule » (p. 93) permet en fin de compte d’inséparer l’oral et l’écrit, la voix chantée de la voix écrite, dans la « diaphonie » du poème. C’est la raison pour laquelle le mot « syllabe » (p. 80) prend une si singulière valeur dans ce livre. Lié par paronomase au « sable » et à la « sybille » (p. 65 et p. 71), il réunit les quelques traits repérés ici : il dit à la fois les « miettes » d’un titre de section, le morcellement du mot comme du réel (« par tous les –ables // fait de miettes », p. 89, « dans un éparpillement / tout un émiettement d’été », p. 104), le rapport au « souvenir », à une origine et à une Histoire plus ou moins mythifiées (« le souvenir d’ / Ulysse / flotte dans / l’incertitude des / syllabes », p. 80, « cette autre balle voyelle / du visage / une balle (un ballot) du souvenir », p. 66) et la référence au chant (« des sybilles / sybilles effacées se succèdent » et « des enfants des sybilles / nous regardent de sous la pluie », p. 35). Par toute leur signifiance, les « syllabes » disent et font « ricochet » ‘(p. 65) jusqu’au « cœur » (p. 14) du lecteur – et « chansons tourneboulantes » (p. 66), à garder longtemps avec soi.
* Entretien avec Serge Martin, dans Le Français Aujourd’hui n°179 : « Pierre Drogi ou le poème encordelé ».