Le crève-cœur des choses, de Friederike Mayröcker par Denis Ferdinande
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![Le crève-cœur des choses, de Friederike Mayröcker](/Source/280/le-creve-coeur-des-choses-de-friederike-mayroecker-1739115748.jpg)
Et ce pourrait être — un aveu (coming out s’agissant de littérature). Que toute lecture fût épreuve ici et ces derniers temps ; s’effectuant avec effet de recul ou comme à reculons, surtout s’il y a masse graphique abusive, livres trop volumentomineux (Ponge) et en vain s’entend. A la vérité — n’être pas sûr de ce qui s’avoue ou ici s’énonce ; qu’il y a toujours exceptions, et elles seules importent, arrive en effet l’exception Mayröcker d’entre une poignée infime, ne le pouvant plus (1924-2021) si ce n’est par traductions interposées, et l’effet de nouveauté chaque fois où se relancent les dés du désir de lire encore et toujours. Anne Kubler signe la traduction, comme elle l’aura fait en 2022 de Voyage dans la nuit et chez le même éditeur, qui restitue de l’écriture originelle la célérité, l’extrême vivacité — ou encore l’alacrité, l’énumération extensible — rien n’enrayant la lecture, l’écriture par ailleurs très écrite, précisément lorsqu’empruntant au langage parlé (fréquence des « je veux dire » — ils jalonnent le petit volume — où se précisent les pensées traversant, qu’elles soient « feulement, neige d’émotion, une société bouffonne de nuages, au matin immédiatement après le réveil le sentiment de destruction dans ma tête, l’envie, de me tirer la peau au-dessus des oreilles, pour pouvoir m’endormir à nouveau, ne plus rien vouloir entendre ni voir, mais en cachette à la recherche de l’imagination jadis si appliquée » ou alors « enregistrement d’idées, d’humeurs, de perceptions, d’état, de positions ? » Ailleurs : « ces oralités ces nôtres oralités nous retiennent la plupart du temps loin de l’écriture sérieuse »). S’il se peut dans le texte un temps mort — n’a pas lieu, tout s’édifiant à même la ligne de crête d’altitude certaine et pour seule possibilité de reprise du souffle : la partition, seize parties figurent, d’« Amok dans les fleurs » à « Un printemps des oblats », afin de déployer des mondes scripturaux comme par plateaux. Seize parties écrites il est précisé à Vienne, entre 1984 et 1985. Dates de ce qui ne date en rien, voire d’un effet de récence tel, ou sensation que le texte serait en avant de nos temps, en avance (ainsi de tout grand texte), « une désorientation temporelle et spatiale est perceptible ». Ailleurs : « Je me métamorphose en un hermaphrodite rose, c’est quelque chose de monstrueux aussi d’inactuel, mais au fond j’ai toujours été une inactuelle, dès les commencements n’est-ce pas, depuis toujours j’ai été une inactuelle, depuis toujours je me suis comportée comme une inactuelle, et depuis toujours ils n’ont tous eu de cesse de se plaindre de moi. »
P.-S. : Quant à ce que le livre raconte, s’il le doit, c’est par fragments — et le cut-up ostensible où ceux-ci s’entrechoquent, débris de micro-récits chaque fois laissés-pour-compte comme s’il y fallait l’évanescence. L’écriture sous l’effet — à l’occasion — de drogues (quelles ? N’est pas précisé) : « ou, quand je prends la drogue pour voler, des ailes me poussent, alors je suis toute grande et vole au-dessus des maisons et des montagnes, la girafe passe, le chien est un objet d’héritage »), sans cependant qu’il n’en résulte un égarement de qui lit, tenu en haleine par les mondes déployés avalanches de mondes depuis les « feuilles de notes, les liasses de griffonnages, écrits en chemin, dans la rue ; pendant que j’attends quelque chose quelque part ; pendant la lecture de mes livres préférés ».