Le Déshonneur des poètes de Benjamin Péret par Jérôme Duwa
Benjamin Péret, éducateur ? N’est-ce pas là se tromper de personne ? Comment ce poète peu assidu sur les bancs de l’école, si peu apte à « se lancer en littérature », si impossible à suivre sur la pente nocturne de l’automatisme absolu pourrait-il nous transmettre un message exemplaire ?
L’œuvre et la vie de Péret (1899-1959) ont marqué ses amis surréalistes (de Breton aux plus jeunes membres du groupe de l’après Seconde Guerre mondiale) ou militants politiques et l’on rencontre même parfois des poètes fort éloignés idéologiquement de ses positions qui, contre toute attente, « confessent » leur appétit pour ses contes ou ses poèmes. Loin d’effaroucher, son radicalisme, d’une certaine manière, le préserve. Avec Péret, on sait à quoi s’en tenir. Ses œuvres s’affirment encore aujourd’hui comme des promesses de liberté.
« Mourir quand il n’est plus temps » conseille l’un des 152 Proverbes mis au goût du jour avec Eluard, au temps où ce dernier ne portait pas avec dédain la livrée sanglante des staliniens. Désormais, il est vraiment trop tard pour faire disparaître Péret de la circulation poétique et on ne peut que se réjouir lorsqu’un nouveau livre porte son nom. Après la publication de ses œuvres complètes en sept tomes chez Corti, par les soins de l’Association des amis de Péret, c’est un rappel nécessaire, un rappel au désordre.
Publié par un éditeur libertaire, ce recueil cherche de nouveaux lecteurs pour une œuvre encore trop peu présente en librairie. Ce projet est très largement né du désir de Jean-Jacques Lebel qui a bien connu Péret et lui a rendu hommage au moment de sa mort par un article paru dans la revue Socialisme ou barbarie. Jean-Jacques Lebel écrivait alors, en 1959, que Péret « n’était pas de ces littérateurs pour qui la prépondérance de l’imaginaire sur le social suffirait à masquer l’infinie absurdité du monde actuel ». Dans sa préface à ce volume, il réaffirme en quoi comme poète et militant, il persiste avec opiniâtreté dans le sens du « contre-courant ».
Si le surréalisme en général et Péret en particulier ont revendiqué la toute puissance de l’imagination qui ne pardonne rien (comme dit le Premier Manifeste), ce n’est en effet jamais pour en faire une faculté d’évasion du réel : l’imagination désire devenir réelle ou alors elle n’est que mensonge et bimbeloterie verbeuse.
Quelques faits : en 1936, Péret s’engage dans la guerre d’Espagne où il rencontre notamment son futur compagnon politique Grandizo Munis. En 1945, encore en exil à Mexico, il écrit le détonant Déshonneur des poètes. En 1929-1931 comme plus tard en 1955-1956, il séjourne au Brésil et part à la rencontre des indiens sans négliger de multiplier les contacts politiques. Alors que Munis (1912-1989) est incarcéré dans les prisons franquistes au début des années 50, il met tout en branle pour lui venir en aide, bien qu’étant un « militant isolé ».
Cette énergie de Péret continue à impressionner, même si ses positions politiques peuvent être discutées ou ont simplement perdu de leur acuité avec le temps. N’est-ce pas là la règle, comme il le dit lui-même des analyses du « Vieux » (Trotsky), dès lors qu’on pense et vit en matérialiste historique, voire en marxiste conséquent ? En relisant ses textes contre les syndicats complices du capital et de l’Etat, contre Camus dégoûté de la révolution et enfin celui établissant un premier bilan critique de la pensée de Trotsky, une ligne de conduite se dessine : celle d’un refus catégorique d’obéir par principe aux injonctions d’une autorité reconnue, quelle qu’elle soit. La leçon est à la fois claire et difficile.
Après avoir exprimé son admiration pour la vie de totale passion révolutionnaire de Trotsky, il précise : « Tout le mouvement révolutionnaire depuis le début de ce siècle demande à être étudié de nouveau en dehors de tout fidéisme ». Reprendre à zéro : voilà le projet, comme Trotsky envisageait du reste de le mener à bien, si on lui en avait toutefois laissé le temps.
Mais contre cette force qui l’anime avec quelques autres se déchaînent tous ceux qui ont intérêt à la stabilité, à l’apathie, au profond sommeil de la conscience satisfaite d’elle-même et de l’état du monde. Alors Péret réagit avec violence et d’abord contre la poésie de propagande même bien intentionnée, comme celle dite de résistance, c’est-à-dire repeinte à neuf en bleu-blanc-rouge, ointe d’eau bénite ou portant beau l’uniforme du stakhanoviste à la rime riche. Il faut rappeler ici quelle déflagration de haine bien pensante - stalinienne, catholique, patriotique - a pu provoquer ce pamphlet. Péret y dénonce la confusion élémentaire entre soumission de tous ordres et poésie, mais sa mise au point reste pour beaucoup totalement inaudible.
Répétons-le, alors. Péret est éducateur, parce qu’il nous apprend ceci : il y a les moyens de la poésie et il y a ceux de l’action pour transformer la situation concrète. Etre un poète signifie circuler entre ces deux usages du réel, mais sans chercher à mettre l’un au service de l’autre.
Ce volume d’écrits d’interventions politiques ne pouvait satisfaire à l’exigence fondamentale énoncée par Péret sans proposer en même temps des poèmes extraits de Je sublime, de Je ne mange pas de ce pain-là, de Dormir, dormir dans les pierres et du Grand jeu.
Dans les dernières pages du cahier photographique, on voit Péret confortablement installé dans un hamac, tout sourire, au moment de son deuxième séjour au Brésil. On ne peut s’empêcher de l’imaginer déclarant avec jovialité ces mots écrits, au passage, dans son article sur Camus : « A ce propos, vive le droit à la paresse ! »
Paresse d’un infatigable pour qui écrire un poème est la négation même du travail.