Le Produit de Kevin Orr

Les Parutions

19 août
2013

Le Produit de Kevin Orr

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En 2001, Kevin Orr a 20 ans, il publie son premier texte sur sitaudis.

Son livre, publié au Seuil dans la collection Fiction & Cie, est dans toutes les librairies depuis le 22 août,

Voici un extrait de ce livre sur lequel nous revenons dans cet article publié sur Poezibao

 

 

 

Samedi 16 juin 2012

 (15 h 08)

  La maladie n'aura duré qu'hier finalement. La nuit a été calme. J'ai dormi d'une traite et passé la matinée à écrire et réfléchir à la vie (principalement aux questions alimentaires) qui m'attendait à Paris.

   Vers midi j'ai ressenti un manque violent. Je me suis dit qu'il fallait que je pense à quelque chose qui soit très loin de moi ou de mon PRODUIT et qui me permette de faire totalement abstraction de la situation. J'ai décidé que j'irais dans un musée. Ch. & Ar. m'ont demandé si j'en étais sûr, compte tenu du fait que nous étions samedi et que cela risquait d'être bourré de touristes et d'autres per- sonnes mais l'avertissement ne m'a pas dissuadé. Je suis arrivé au New Museum à 15 h. (Je l'aime bien parce que c'est un des seuls de la ville que j'ai connu dès son ouver- ture & aussi parce qu'il n'y a que des artistes contempo- rains, et j'ai besoin de SOLUTIONS contemporaines à des PROBLÈMES contemporains.)

  Au premier étage il y avait une salle pleine de poubelles prises dans toutes les capitales du monde. J'ai immédiate- ment reconnu celles de Paris et tout de suite après, j'ai vu les orange et jaune de Berlin. Un peu plus loin un artiste avait agencé un grand espace comme un immense appar- tement dont les murs et le plafond étaient en carton. Dans chacune des « pièces  », un film était projeté sur un écran plat (ou dans des petites télés) avec une bande-son chaque fois très forte ce qui faisait qu'en s'asseyant sur les sièges en carton pour regarder le film, on entendait tou- jours une partie des bandes-son des autres films projetés dans les pièces d'à côté. Il y avait un court métrage expéri- mental qui montrait une jeune femme dans un métro (celui de Berlin). Elle s'amuse dans la rame à sauter d'un siège à l'autre, à se coincer dans les petits espaces au- dessus des banquettes (là où on met les bagages), à ramper sur le sol entre les pieds des voyageurs. Je suis resté assez longtemps devant la vidéo parce qu'elle était gaie et je me suis dit que la fille était en train de faire ce qu'on aurait tous aimé faire sans jamais y avoir trop pensé. Je suis parti.

 

  Je me suis assis devant un autre film (pour écrire ce que j'écris en ce moment, de 15 h 08 à 15 h 21 maintenant). On voit la jeune femme (celle du métro. Une lesbienne sans doute, en tennis et en débardeur bordeaux avec un jean foncé) qui se promène dans une chambre, une barre de fer à la main. Devant elle, il y a une fenêtre avec des rideaux blancs. Entre elle et la fenêtre, un vélo noir repose à la verticale sur sa béquille, le guidon penché. On entend une musique assez rythmée (avec du piano au début ; de la guitare à la fin.) La jeune femme fait les cent pas avec sa barre de fer et donne des coups sur le vélo en s'appliquant minutieusement, c'est?à-dire avec une grande régularité. Parfois elle tape sur le guidon, parfois sur la selle, parfois dans les pédales et parfois elle tourne autour du vélo sans rien faire ou en faisant comme si elle allait le frapper mais en retenant son geste à la toute fin pour se remettre à marcher. À un moment donné le vélo tombe par terre mais ça ne change pas grand-chose à part que des paroles commencent à arriver dans la chanson. Des mots se répètent en boucle (I dont wanna talk about it). À la fin le vélo n'est pas en si mauvais état parce que les coups qu'elle donne sont toujours assez légers quand on y réfléchit. Le porte-bagages est un peu arraché, les garde-boue aussi mais pas tellement plus que ça.

 

(15 h 37)

  Comme le film passe et repasse et rerepasse, j'ai pu le voir et le revoir, le rererevoir et je me rends compte que les coups ne sont pas du tout équivalents les uns aux autres. Au début ils sont même un peu tendres. La jeune femme tourne autour du vélo comme pour le dresser. Elle caresse les roues avec sa barre de fer, les rayons, etc. Puis elle se met à s'exciter en mettant sa barre derrière ses épaules pour prendre beaucoup d'élan et donner un grand coup dans le vélo – comme si elle voulait montrer à un moment très précis et très déterminé à quel point une simple barre de fer peut devenir un objet de destruc- tion radicale d'une totale négation pour un petit vélo de femme (c'est un vélo de femme) insignifiant. L'idée c'est qu'au début, elle traite le vélo avec gentillesse et amour : sa barre de fer à l'air  très féroce EST EN FAIT très douce et c'est cela qui est choquant (bien plus que le moment où elle commence à s'exciter  pour frapper le vélo).

 

(15 h 39)

  Ça me fait penser à la dernière femme que j'ai eue dans ma vie. Que j'ai aimée je veux dire. La seule je crois. Je suis sûr que si elle voyait ce film, elle penserait à moi elle aussi (à cause de la violence Homme/Femme qui y est représentée. Et au-delà… Je pense à elle. Peut-être qu'elle pense à moi ?).

 

 (15 h 43)

 Envie du PRODUIT. Tellement.

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Seuil collection Fiction & Cie, 2013
206 p.
17 €

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