Le silence des cartes d'Eugène Nicole par Didier Vergnaud
Non-lieu en vers blanc
Dans ce livre justement mêlé – notes, poèmes, fragments - la forme poétique reprend et double les motifs des romans du cycle « l’œuvre des mers », parfois devance ceux-ci dans l’invention, et pousse à « l’abolitions des intérieurs ».
Le début se situe à New York, de là on glisse immédiatement, par l’heureuse rencontre d’une carte dans une boutique spécialisée, à Saint-Pierre, île de l’auteur, perdue dans l’océan atlantique, archipel traité de « non-lieu », ignorant le reste du monde et dont la brume « brouille l’histoire ». Mais rien de dramatique, plutôt un traitement unique du temps, spécificité d’une outremer rebelle et éternité locale de cette île dans laquelle « l’odeur de la France était essentiellement bureaucratique ». Ces poèmes forment des portraits, transforment diverses anecdotes, jouent avec d’autres poèmes écrits par des îliens avant lui, ils deviennent poèmes hypothèses, vers d’attention, où les détails montent et descendent, produisent de fines euphonies remémoratives quant au sujet central de ce livre : l’enfance et rien d’autre. Cette affirmation n’est pas gratuite. À six ans déjà les cartes, celles oubliées sur une table par un touriste canadien ; à quatorze ans l’exil dans un pensionnat de Vendée. L’enfance tombe naturellement, à pic, dans le poème, elle monte vers nous « par l’escalier le plus doux qui fut jamais ». Écolier, il voit les jeunes filles aller travailler, il regarde la place où traverse « une petite fée un peu voûtée de l’usine à poisson », remarque que « le destin avait la peau fine ». C’est précis et déjà précieux. Le temps de la grâce est maintenu à vif par une écriture qui prend tout les risques d’un hors-temps. La moindre observation est agrandie, amplifiée elle dessine une mythologie rebroussée d’un merveilleux sans apprêt : « mille et une nuits d’eau-de-vie / il avait des braises dans la main ». L‘auteur utilise de façon naturelle et très travaillée les déplacements d’images de la rêverie nocturne, pour poser par exemple la COP21 entre deux malles au grenier, ou abolir les différences entre « la veille et le lendemain ». Ou bien « La Vue » de Raymond Roussel, qui est brouillée par un paysage de plage de Langlade qui devient son extension tyrannique.
Ce « Silence des cartes » est une trappe insolite, tout comme le livre précédent publié chez P.O.L « Le démon rassembleur », où l’épisode de la découverte de « la première pluie dans la langue française » aurait constitué une entrée supplémentaire dans l’anthologie de l’humour noir d’André Breton, catégorie « fou rire ».