Lettres du chemin de pierre, Patricia Farazzi et Michel Valensi par Emmanuel Fournier
Si c’est à lui, ce n’est pourtant pas de lui qu’elle parle, n’est-ce pas ?, en parlant de quelqu’un d’autre : « Les êtres peints qui me hantent tournent le dos ou regardent dans leur monde ce que la peinture ne montre pas. L’autre côté. Ce que le peintre a choisi de ne pas représenter et qu’il est le seul à connaître. » Va savoir… Et lui non plus ne parle pas d’elle, n’est-ce-pas ?, quand il répond en parlant d’un autre être cher : « Mais il porte toujours sur son visage le vague-à-l’âme inimitable, indélébile, de celui qui n’est pas chez lui et y pense tous les jours tout le temps. » À voir… Dans quels refuges les mots ne nous font-ils pas cacher notre intimité et nos attachements ?
En voilà deux trop proches et trop complices pour avoir besoin de se dire les choses. Et qui n’ont pas besoin d’avoir besoin pour se les dire. S’ils disent, c’est pour autre chose. Quand il demande, elle a déjà répondu, quelques lettres plus haut, et elle ne parlait pas seulement à lui. Y fait écho, quelques lettres plus bas, ce qui pourrait bien être une réponse à ce qu’il aurait sans doute fallu lire comme une demande, sa réponse à lui à une question qui ne venait pas seulement d’elle. À quels détours les mots ne nous entraînent-ils pas pour dire notre incertitude et nos croyances ? À quelles vues imaginaires « devant lesquelles on reste à se demander où est l’imagination puisqu’elles ressemblent comme deux grains de sel à la réalité » ?
Pas d’elle ? Pas de lui ?… Mais alors, de qui d’autre et pour qui ? D’eux et pour eux, Tristan Tzara, Franz Kafka, Luis Sepúvelda, John Cage, Marcel Schwob, Philip K. Dick… tous les compagnons de ces éditeurs de compagnons, poètes, musiciens ou peintres, relieurs, violoncellistes, talmudistes ou simples révoltés « qui nous accompagnent et que nous accompagnons », et elles, toutes les œuvres et les amitiés qui les ont portés « dans leur chute commune, de sorte que l’une et l’autre se soutiennent à mesure qu’elles tombent » (Carlo Michelstaedter).
Mais eux-mêmes ? « Au début, personne ne sait et on ne sait toujours pas. » S’ils disent, c’est que le monde, notre monde, souvent les effraie. On ne sait pas très bien pourquoi les mots se disent ni ce qu’ils disent, mais s’il faut les dire, c’est parce que notre monde est en demande et qu’il ne voit pas, n’entend pas que la poésie est la seule façon de répondre à ses demandes. « La perche est la seule ligne de biais au milieu des lignes de l’eau. Comme un glissando musical sur une portée extrêmement rigide. », dit-elle. « Le plat n’est pas difficile à faire, mais c’est toujours un peu long et surtout il faut trouver tous les ingrédients. », dit-il. Ce sont leurs lettres, leurs conversations. Pour nous.
Et ils reprennent, pudiquement, en se parlant, mais sans parler d’eux ni de rien, vraiment ?, de loin en loin, de proche en proche, rouvrant sans cesse les sujets d’inquiétude – et il n’en manque pas du point de vue en hauteur que leur donne leur Altiplano-Altopiano –, mettant en pratique « ce retour en arrière qui est ‘aller de l’avant’ », « quitte à se tenir à l’écart… devenir lent ».
Ainsi irait le livre comme l’île-ville, « toute en longueur pour ne pas froisser les lignes de l’eau. » Sans s’étendre cependant : « pas nécessaire de se développer toujours. » Et leur chemin de pierre deviendrait un chemin des “Tendresses”, qui irait vers les Rahamim (les entrailles, la matrice des Tendresses) : « Imagine un temps où le pardon existait sans la faute. Il est là per sè, pour lui-même. (…) Il n’a que faire d’une faute commise par celui-ci ou celle-là pour être. » Ou peut-être même serait-il vraiment il ponte della Libertà, « dont j’avais même oublié s’il menait vers, ou conduisait hors de la liberté ». Si l’on se prenait à renverser le renversement appelé par ces lettres, « les films ne seraient plus alors “tirés d’une histoire vraie”, mais ce serait le vrai qui aurait été “inspiré d’un film de fiction” ».
« Et ses portes, aussi, étaient mangées par le sel. Mangiati dalla salsedine. » De quel sel les mots ne nous font-ils pas manger le monde ?