Lisianthus de Sylvie Marot par Thomas Goguet
Lisianthus de Sylvie Marot collationne les contours du fossile amoureux.
Lisianthus de Sylvie Marot est une radiographie du corps et de l’espace en couleurs.
Lisianthus de Sylvie Marot raconte l’histoire douloureuse d’une fuite en avant à la vitesse d’un « oiseau-mouche ».
Lisianthus de Sylvie Marot est une affaire de papiers plissés, secrets, furtifs à l’image de son écriture rappelant l’ « origami, [le] kirigami, [ou le] furoshiki.»
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Le temps : une concession dans l’espace
Dès les premières pages, un récit se dessine sous la forme d’un diaire ambigu presque cachottier. Une ébauche de journal intime ? Les évènements sont consignés. Tout commence par un mois de « juillet, la veille du jeudi » et se prolonge météoriquement sur 3 jours. Méthodique au départ, la durée « se hasarde, ricoche […] et s’écrase ».
Les soixante-dix pages qui composent ce recueil (à l’exception de la première) contiennent chacune deux poèmes délicatement déposés (joints/disjoints) dont l’écriture presque « japonisante » tamise en douce clarté le corps amoureux, meurtri ou réparateur. Le regard suit un trajet anatomique, quittant l’orteil pour s’enfoncer à « l’intérieur de la boîte crânienne », une trajectoire évolutive « le temps d’une révolution solaire ».
La puissance de ce petit livre réside en ses phrases introductives brèves et incisives qui sont comme autant d’impressions fugitives et d’images arrêtées nettes. Sortes d’assises préparatoires, elles figent l’action en un noyau froid et sensible. L’espace-temps se miniaturise : « Son corps avance seul », « Elle pense aux belles choses », « Elle glisse mornement d’une salle à l’autre », « Elle est d’une humeur massacrante », « Elle se perd encore », « Elle somnole » ou parfois retournant à « ces choses qui sont belles dans le détail et laides dans leur ensemble ».
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« Elle », « lui » et la question des corps en suspension
Lisianthus de Sylvie Marot est une histoire de muscles, de frottements discrets et de respiration lente. L’extraction, l’essouchement, l’examen clinique des symptômes, le diagnostic et le désir acharné de reconstruction/reconstitution disent l’éloignement (d’un être cher ? aimé ?). Le corps endeuillé est une substance rebelle et, « les jointures entaillées, elle attend l’écartèlement. » Ainsi du corps constaté en particules et en angles, le livre se compose par fragments.
Jouant « avec un champ visuel diminué » ou bien gyroscopique (« stroboscopique » peut-on lire quelque part) toujours perçant et scrutateur, Sylvie Marot écrit par cumuls légers ce qui reste de fantasmes et de visions : « Etait-il un rêve dans lequel elle s’était installée ? »
« Le dégoût d’imaginer son corps devenir autant de petits déchets éparpillés… »
Et quand la séparation est trop grande, le retour à soi et à sa propre substance s’exige dans le durcissement d’un langage savant (anatomique), compliquant sinon parcellisant la compréhension du corps, auscultant sans cesse le problème de l’origine : « Elle gravit des crêtes philtrales et des papilles mammaires pointées. Elle ouvre des voies et des fentes, pli du coude, creux poplité, sillon glutéal […]. Elle escalade des saillies osseuses, os iliaque, os pyramidal, clavicule, os naviculaire et sa tubérosité » ou encore flirtant dans l’intimité d’un organe et ce jusqu’à en mouler « les parois internes de son cœur, ses ventricules droit et gauche. » au-delà de la simple logique de complémentarité.
Qui est-« elle » ? Qui est-« il » ? Deux êtres frôlés expérimentaux (fossiles), éprouvés « par égarement » et versant chacun de leur côté dans l’anonymat « d’un braille insensé ».
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Perte et désorientation : l’épreuve de la solitude
Chaque partie du corps devient un lieu de lacune : « Entre ses cuisses, glisse l’absence ». Chaque minute, l’épingle singulière d’un silence dans lequel « elle sait seulement qu’elle a perdu la gourmandise », dans lequel un rêve se « ressent [comme] un certain vertige ».
Alors, le temps et l’espace deviennent « cosmos » où tout se dessine à la manière d’esquisses et de schémas spéculés (plans, lignes, points) : « Il est encore son centre de gravité. Elle tourne autour de lui. Dans son orbite elliptique, la distance entre eux varie d’une rencontre à l’autre. Une autre ellipse. » Quelques lignes de fuite qui jamais ne coïncideront en un point central unique : « Pertinemment son œil se fixe sur cette résistance lumineuse d’un objet amoureux qui n’existe plus. » De même qu’ « elle trace des lignes parallèles », ce vers faisant écho à un vers malicieux d’André Frédérique1 :
« Deux parallèles s’aimaient… Hélas »
Et s’il y a contact, c’est toujours dans l’instant d’un frôlement épisodique, anecdotique : « L’intervalle entre leurs rencontres augmentera tant et si bien que leurs rencontres ne seront plus que soupirs. » Quitte à se simplifier, à se conceptualiser : « disparaissant presque tout entière », ainsi aime-t-elle à penser que « sans ses yeux, elle n’est que phasme. »
Un reste troublé de la pièce se joue : gouffres, girons sans bornes, niches précaires, flottement des avant-scènes où « le noir fait miroir ». Tandis que « tourbillonnent ses pensées, tournoient ses transports éoliens, elle tourne sur elle-même. » Un espace circulaire et capricieux, sans entrées ni sorties dans lequel « elle perd l’équilibre », se substituant par étapes car c’est finalement le monde [qui] est son danseur2.
Ainsi, Une béance est à combler et l’écriture est ce geste qui en sondera l’importance. « Est-elle amphibienne ? Sait-elle rebondir ? […] Sait-elle mourir et revivre ? […] Saura-t-elle hiberner ? » sont autant de questions lancées dans l’espoir d’une réponse.
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Rassembler ses forces : entre matière sensorielle et objets fétiches
Ce qui frappe dans l’épreuve de la solitude est l’écoute extrême portée aux sensations et aux perceptions (alentour ou contenues en soi-même). C’est ainsi qu’« elle veut emplir tout l’espace. Elle veut colorier tout le vide quitte à dépasser les bords. »
Et tous les sens sont mobilisés afin de « se souvenir » et de se rassembler dans le but de combler un manque : « le toucher rappelle le toucher », « elle s’essaie avec les jolies images peintes », « elle pose ses mains sur la table. Elle les pose bien à plat », « elle est sensible au souffle à peine perceptible, au vent léger qui caresse l’invisible duvet », « elle essaie de se concentrer sur les portraits, argentiques ou numériques », une « détonation de teintes et de textures la galvanise », « elle est au bord de l’erreur de la gestion gestuelle et risque au moins une cervicalgie », « la bouche ébauche une bande son », « Elle épluche un petit agrume. […] Le zeste brumise l’air. […] Ne reste que la pulpe nue, vive et gouttelée » ou encore : « ses paumes sont aussi vides que sa mémoire gustative est pleine » etc.
Comme la peau, l’ouïe, l’odorat et la langue qui enregistrent, nous retrouvons dispersés ici et là quelques objets fétiches relégués à l’état de reliques. Ils ont leur importance tant ils convoquent l’image paisible d’un objet ordinaire et quotidien. Ainsi en va-t-il des récipients : « elles achètent deux bols », « un an auparavant, elle cherchait ce regain de vie dans le puits délicat d’un cercle de porcelaine japonaise » jusqu’à ce que « verroteries et pacotilles, breloques et babioles […] vaisselles fissurées et argenteries verdies, [se révèlent comme] autant de brimborions qui embrouillent sa vue. »
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Tout cela se trouve dans le mot de « lisianthus », fleur dont la longue floraison attire [par rapetissement] les auxiliaires, oiseaux, abeilles et papillons.
Ainsi, dans la fleur, le savant botaniste a trouvé la miniature d’une vie conjugale, il a senti la douce chaleur gardée par une fourrure, il a vu le hamac qui berce la graine.3
1 André Frédérique (1915–1957) : poète français adepte de l’humour noir, il fréquenta la bohème nocturne de Saint-Germain-des-Prés, rédigea nombre de sketches, poèmes, inventions-gags et un opéra-bouffe, Chicago Opéra, et travailla pour la radio et la presse. Il fut remarqué par Raymond Queneau qui édita en 1945 chez Gallimard un recueil de 168 poèmes intitulé Histoires blanches.
2 Michel Deguy, Ouï dire, 1966
3 Gaston Bachelard, Chapitre VII. La miniature in La poétique de l’espace (1957)