25 janv.
2011
Ma tante Sidonie de Gwenaëlle Stubbe par Hortense Lepic
Ma tante Sidonie est un drôle de livre. Un livre drôle et dérangeant à la fois. Une sorte d'opérette complètement déjantée sur fond de génocide au Rwanda.
Comme décor, un paysage de champ de bataille désolé, marécageux, avec un canard recouvert d'un tas de betteraves, des suites de bécasses « exquisement processionnelles », des centaines de soldats « embauchés au poids », Lanks, Jerk, Friks, Bob, Kob, Kobe et les autres, deux Miss, un homme en toge, une infirmière de guerre, 200 000 tondues en chemise, une chanteuse de cabaret, trois individus urticants et un chef d'orchestre flamand (l'auteure, mi wallonne mi flamande ?) qui donne « la ligne mélodique à suivre ».
Au beau milieu de tout ça, Sidonie, célèbre héroïne de bande-dessinée en Belgique, silhouette noire longiligne avec des cheveux blonds en forme de casque et des pieds très longs qui gesticulent dans tous les sens, exécutant une pantomime frénétique comme un personnage du cinéma muet. L'éclaireuse Sidonie, qui n'éclaire rien sinon l'absurdité de toute guerre.
Gwenaëlle Stubbe l'indique dès la première page, ce livre a été écrit après la lecture de Jean Hatzfeld et un voyage au Rwanda en 1994, l'année même du génocide. Car il s'agit aussi, en filigrane, d'un autoportrait de l'auteur en jeune femme naïve et exaltée croyant tout comprendre de la guerre en se rendant sur place, le coeur en bandoulière et la fleur au fusil :
Puis vient la confrontation à l'absurde et à l'insupportable doublée du sentiment de ne pas être à sa place dans un monde où tuer ne signifie plus rien :
Je suis
Alors comment dire la gravité sans la gravité ? Comment écrire sur la tragédie sans pathos ?Réponse de Gwenaëlle Stubbe : par l'absurde et le grotesque.
Héritière d'un Beckett et proche d'un Cadiot, elle nous livre un texte qui fonctionne comme un dispositif scénique, entre le théâtre gestuel, la chorégraphie et l'opéra-bouffe. Il ne s'agit pas d'un texte écrit pour être mis en scène (même si, on n'en doute pas, certains auront envie de le mettre en scène). Tous les textes de Gwenaëlle Stubbe sont des mises en scènes mentales de gestes, de mots, de situations.
Ici, elle fait surgir un personnage drolatique dans un décor apocalyptique qui, comme les Hamm, Clov, Nell et Nag d'une certaine Fin de partie, épuise le temps en actes absurdes et en prouesses inutiles :
Personnage téléguidé, tantôt marionnette tantôt figurine que l'auteure s'amuse à déplacer comme un général de pacotille qui jouerait à la guerre sur une carte d'état-major en avançant et déplaçant ses petits soldats au gré de ses lubies.
Sidonie c'est la bouffonne de Gwénaëlle Stubbe, bouffonne elle-même de la Littérature Sérieuse :
Sidonie, recouverte d'une construction en dur tirée par un chariot à bœufs, est le personnage carnavalesque par excellence (la Belgique encore, sa tradition du carnaval et son atavisme surréalistico-dada !), dans la tradition du Moyen-Age et, plus loin encore, de la Grèce antique et de ses « bouphonies », sacrifices du bœuf qu'on organisait pour dépasser la mort.
Sidonie
Le grotesque, signe inapproprié aux circonstances dramatiques du génocide mais ô combien nécessaire pour désamorcer le pathos et le rendre plus crédible.
Car, au-delà de la farce, on entrevoit l'atrocité du génocide : viol, torture, cannibalisme, charniers :
Les pires atrocités commises sans le moindre sentiment de culpabilité de la part des bourreaux; avec un certain zèle même et une jubilation qui dépasse tout entendement :
De l'autre côté, des victimes rescapées, dociles comme des agneaux, résolues à servir d'offrande, incapables de rébellion :
Jubilatoire, c'est bien ce qui caractérise l'écriture de Gwénaëlle Stubbe et l'état dans lequel elle nous plonge durant quelques cent quinze pages. Un phrasé libre qui joue sur différents registres passant de la description au dialogue, du je énonciatif à l'interjection, de la bulle de bande dessinée à l'aparté. «a gueule beaucoup dans ce livre, ça interpelle, ça ânonne, ça chante, ça fait O Hé Hé Ah ! Hein ! brelebrelebrele... «a fourmille de personnages fantasmatiques, mi-humains mi-animaux toujours en mouvement, qui entrent et qui sortent et qui passent en flèche sur des roues.
Je referme le livre. Il me tarde de le rouvrir et de remettre en branle cet ensemble
« burlesquegrotesque » délirant.
Alors récit, poème, pièce de théâtre, opérette ? Ma tante Sidonie est un peu tout cela et autre chose qui échappe à tout classement, signe d'une grande liberté de l'auteure qui n'a peur ni du ridicule, ni de l'autodérision et qui n'hésite pas non plus à lentement prendre son temps - son dernier livre, aujourd'hui épuisé, Salut, salut Marxus a été publié aux éditions Al Dante en 2006.
On l'applaudit très fort. Et on lui dit MERCI !
*Jean Hatzfeld, La stratégie des antilopes, Le Seuil 2007 ; Une saison de machettes, Le Seuil, 2003 ; Dans le nu de la vie, Le Seuil, 2001 ; Jean Hatzfeld a passé cinq années à essayer de comprendre le génocide rwandais, en questionnant tueurs et rescapés. Questions restées sans réponse.
Comme décor, un paysage de champ de bataille désolé, marécageux, avec un canard recouvert d'un tas de betteraves, des suites de bécasses « exquisement processionnelles », des centaines de soldats « embauchés au poids », Lanks, Jerk, Friks, Bob, Kob, Kobe et les autres, deux Miss, un homme en toge, une infirmière de guerre, 200 000 tondues en chemise, une chanteuse de cabaret, trois individus urticants et un chef d'orchestre flamand (l'auteure, mi wallonne mi flamande ?) qui donne « la ligne mélodique à suivre ».
Au beau milieu de tout ça, Sidonie, célèbre héroïne de bande-dessinée en Belgique, silhouette noire longiligne avec des cheveux blonds en forme de casque et des pieds très longs qui gesticulent dans tous les sens, exécutant une pantomime frénétique comme un personnage du cinéma muet. L'éclaireuse Sidonie, qui n'éclaire rien sinon l'absurdité de toute guerre.
Gwenaëlle Stubbe l'indique dès la première page, ce livre a été écrit après la lecture de Jean Hatzfeld et un voyage au Rwanda en 1994, l'année même du génocide. Car il s'agit aussi, en filigrane, d'un autoportrait de l'auteur en jeune femme naïve et exaltée croyant tout comprendre de la guerre en se rendant sur place, le coeur en bandoulière et la fleur au fusil :
Comme recrue qui devance l'appel, il y a
Moi (pas peu fière)
Je me jette du haut d'un char avec une Tulipe.
Moi et la tulipe sur mon front.
Moi (pas peu fière)
Je me jette du haut d'un char avec une Tulipe.
Moi et la tulipe sur mon front.
Puis vient la confrontation à l'absurde et à l'insupportable doublée du sentiment de ne pas être à sa place dans un monde où tuer ne signifie plus rien :
Moi, ça me casse les oreilles.
J'ai pas grand chose à dire, je
suis prisonnière de guerre.
[... ]
J'ai pas grand chose à dire, je
suis prisonnière de guerre.
[... ]
Je suis
incapable dans cette sorte
d'ambiance de guerre
à allonger une seule longueur
de moi
d'ambiance de guerre
à allonger une seule longueur
de moi
Alors comment dire la gravité sans la gravité ? Comment écrire sur la tragédie sans pathos ?Réponse de Gwenaëlle Stubbe : par l'absurde et le grotesque.
Héritière d'un Beckett et proche d'un Cadiot, elle nous livre un texte qui fonctionne comme un dispositif scénique, entre le théâtre gestuel, la chorégraphie et l'opéra-bouffe. Il ne s'agit pas d'un texte écrit pour être mis en scène (même si, on n'en doute pas, certains auront envie de le mettre en scène). Tous les textes de Gwenaëlle Stubbe sont des mises en scènes mentales de gestes, de mots, de situations.
Ici, elle fait surgir un personnage drolatique dans un décor apocalyptique qui, comme les Hamm, Clov, Nell et Nag d'une certaine Fin de partie, épuise le temps en actes absurdes et en prouesses inutiles :
(même en pleine guerre :
elle n'hésite pas à faire de
la gymnastique entre les
soldats, elle poursuit son
parcours santé)
elle n'hésite pas à faire de
la gymnastique entre les
soldats, elle poursuit son
parcours santé)
Personnage téléguidé, tantôt marionnette tantôt figurine que l'auteure s'amuse à déplacer comme un général de pacotille qui jouerait à la guerre sur une carte d'état-major en avançant et déplaçant ses petits soldats au gré de ses lubies.
Sidonie c'est la bouffonne de Gwénaëlle Stubbe, bouffonne elle-même de la Littérature Sérieuse :
Moi, Sidonie
Sidonie, recouverte d'une construction en dur tirée par un chariot à bœufs, est le personnage carnavalesque par excellence (la Belgique encore, sa tradition du carnaval et son atavisme surréalistico-dada !), dans la tradition du Moyen-Age et, plus loin encore, de la Grèce antique et de ses « bouphonies », sacrifices du bœuf qu'on organisait pour dépasser la mort.
Sidonie
dépasse d'une tête
ce matériel-bœufs
(et pense encore à
saluer !).
Signe inapproprié aux
circonstances (tout à
fait).
ce matériel-bœufs
(et pense encore à
saluer !).
Signe inapproprié aux
circonstances (tout à
fait).
Le grotesque, signe inapproprié aux circonstances dramatiques du génocide mais ô combien nécessaire pour désamorcer le pathos et le rendre plus crédible.
Car, au-delà de la farce, on entrevoit l'atrocité du génocide : viol, torture, cannibalisme, charniers :
C'est assez désespérant faut dire.
On trouve. Des longueurs contrac-
tées de foies, de poumons, un peu
au hasard, partout
[... ]
On fête Noël et hisse un arbre au-
dessus de la tranchée. On amène
la chanteuse
Opération porc-épic
On rabat vite la chanteuse, procédé
idem lit clic-clac, en jargon d'ici on
clique la fille
On trouve. Des longueurs contrac-
tées de foies, de poumons, un peu
au hasard, partout
[... ]
On fête Noël et hisse un arbre au-
dessus de la tranchée. On amène
la chanteuse
Opération porc-épic
On rabat vite la chanteuse, procédé
idem lit clic-clac, en jargon d'ici on
clique la fille
Les pires atrocités commises sans le moindre sentiment de culpabilité de la part des bourreaux; avec un certain zèle même et une jubilation qui dépasse tout entendement :
Ici aujourd'hui, j'ai une manière d'aller à la tuerie,
plus que jubilatoire.
plus que jubilatoire.
De l'autre côté, des victimes rescapées, dociles comme des agneaux, résolues à servir d'offrande, incapables de rébellion :
Les agneaux sont dans la bible.
Le Tutsi EST un animal biblique.
Le Tutsi EST un animal biblique.
Jubilatoire, c'est bien ce qui caractérise l'écriture de Gwénaëlle Stubbe et l'état dans lequel elle nous plonge durant quelques cent quinze pages. Un phrasé libre qui joue sur différents registres passant de la description au dialogue, du je énonciatif à l'interjection, de la bulle de bande dessinée à l'aparté. «a gueule beaucoup dans ce livre, ça interpelle, ça ânonne, ça chante, ça fait O Hé Hé Ah ! Hein ! brelebrelebrele... «a fourmille de personnages fantasmatiques, mi-humains mi-animaux toujours en mouvement, qui entrent et qui sortent et qui passent en flèche sur des roues.
Je referme le livre. Il me tarde de le rouvrir et de remettre en branle cet ensemble
« burlesquegrotesque » délirant.
Alors récit, poème, pièce de théâtre, opérette ? Ma tante Sidonie est un peu tout cela et autre chose qui échappe à tout classement, signe d'une grande liberté de l'auteure qui n'a peur ni du ridicule, ni de l'autodérision et qui n'hésite pas non plus à lentement prendre son temps - son dernier livre, aujourd'hui épuisé, Salut, salut Marxus a été publié aux éditions Al Dante en 2006.
On l'applaudit très fort. Et on lui dit MERCI !
*Jean Hatzfeld, La stratégie des antilopes, Le Seuil 2007 ; Une saison de machettes, Le Seuil, 2003 ; Dans le nu de la vie, Le Seuil, 2001 ; Jean Hatzfeld a passé cinq années à essayer de comprendre le génocide rwandais, en questionnant tueurs et rescapés. Questions restées sans réponse.