Manhattan espace buccal de Thomas Kling
Né en 1957, mort en 2005, ce poète reconnu en Allemagne est incroyablement ignoré en France, même par les milieux informés les plus germanophiles. Il est urgent de découvrir cette œuvre à travers ces magnifiques deux livres en un, le Manhattan Espace Buccal de 1996 et celui de 2002 dont des extraits seraient insuffisants. C’est pourquoi, avec l’autorisation du poète et éditeur François Heusbourg, nous publions ci-dessous la fin de la préface qu’il a rédigée.
A lire impérativement, les précieuses notes du traducteur en fin de volume.
Kling écrit « Manhattan Espace Buccal Deux » après le 11 septembre 2001, quand une attaque que l’occident n’attendait pas détruit les deux tours du World Trade Center à New-York. La compacité granitique du premier poème laisse place à des fragments particulaires, des instantanés saisissants. L’évocation de la ville comme un langage en constante élaboration est brutalement brisée par un attentat que la télévision fait vivre par procuration au monde entier qui assiste médusé à un spectacle d’un genre nouveau. Les références disparaissent ici, tout est soudain suspendu. Dans la suspension de mort, le regard interrompu, en l’air. Regard fasciné, immobile, les mêmes images en boucle, le langage multiplié du monde, en boucle. L’événement immobile, arrêté, la ville interrompue, en boucle.
Manhattan est un espace buccal et oculaire, fragments vus en plans de coupe, en zooms brusques, le regard pris dans le flux, brouillé, regard intime devenu mondial en quelques instants. Kling multiplie les focales, nous sommes dans les tours qui s’effondrent, dans la rue recouverts de cendre, devant nos écrans à l’autre bout du globe. L’image est directe, en direct, sans recul possible, les spectateurs atterrés du monde entier subissent des événements qui apparaissent sous leurs yeux, l’histoire sans le recul de l’histoire, sans la pensée de l’histoire.
Les tours de Manhattan, le trou. La poussière, portée par le vent. Recouvre la ville, recouvre les hommes, dans l’insularité retrouvée de la ville, la solitude des naufragés sur leur propre île. Les stylites métaphoriques du premier texte sont rendus à leur sens premier, déplacés du haut des tours au milieu des ruines. Dans l’instantanéité des ruines balayées par le vent, comme si dans le cours de l’histoire finalement, les mots devaient reprendre leur sens propre, retrouver leur lit.
Le monde devient le témoin oculaire de Manhattan. La cendre vole, dans le silence, dans le silence assourdi des mots incessants qui commentent l’image en boucle. La langue, espace buccal enfoncé en lui-même. Hors de toute extrapolation d’ordre historique, Thomas Kling signe ici la suspension du palimpseste, le flux des hommes soudainement arrêté, remplacé par le flux des commentaires, et l’entrée du monde dans la boucle des images.