26 oct.
2004
Maurice a peur du noir. par Alexandre Didier
Le 2 octobre 1959, Jean-Pierre Duprey meurt, suicidé par la poutre de son atelier. Lui qui toujours fut à portée de grâce sans jamais devenir un mythe consacré commit une erreur de postérité. La poutre offre l'avantage d'être bien souvent familière, massive, intéressée des faiblesses humaines dans l'imperfection artisanale de sa définition. Insensément secondaire aux yeux des suicidés modernes, elle est pourtant restée comme un chien séculaire à portée de compassion pour l'homme qui désespère. Duprey demeurera pour avoir réhabilité cette doyenne des suicides inventifs. Mais, nous l'avons dit, il a commis une faute pour sa réputation. Immense peine est pour moi de constater que cette faute réside dans la préférence donnée à la poutre.
La portée médiatique de la mort de Duprey fut minime. Le jeune poète, que beaucoup ont décrit comme absent de lui-même, effacé derrière des schizophrénies oppressives, n'est pas revenu de sa mort plus célèbre qu'avant. Il eut le mauvais goût d'être très peu spectaculaire. Un fait divers en public est une bombe. Un fait divers dans un atelier est aussi anecdotique qu'un « passe-moi le sel » dans une cantine municipale. Il s'est pu que la sombre ironie qui le caractérisait et la dérision la plus totale qu'il manifestait envers le monde lui soufflassent le titre de son dernier recueil : La Fin et la Manière . Il s'est aussi pu que le moyen ignare, le petit homme narquois qui surveille sa nouvelle voiture à travers des rideaux de dentelle ou le gens de bon fond mais d'une impénétrable inculture n'aient rien su de ce trait stylistique de la personnalité du jeune homme.
Nous, rois généreux de terres anguleuses, inaccessibles, rois dépoussiéreurs de couvertures indécouvertes, de livres non-lus, d'inédits non-advenus, les en pardonnons. Pour eux, pour la presse, pour les hommes de tête et les désespérés sonores, en un mot pour toute une foule hétéroclite aux raisonnements et méthodes critiques pas attachés à la biographie d'un auteur ni à ses textes, ce titre donné par Duprey, en regard du peu de brio de sa performance sacrificielle, semble motivé par la volonté futile de brader sa postérité à l'exploitation des outils du mythe plutôt qu'à ses livres et à ses sculptures.
Si Rimbaud fut voyant (on le dit), Duprey fut savant. (Laissez-moi parler en français féodal, qui essouffle le verbe et sécurise son action, c'est une juste reconnaissance pour un homme de peu d'orthographe et de peu de grammaire comme Duprey que d'être célébré dans la langue universitaire.) Au centre du grand atelier de l'avenue du Maine qu'une tardive et confidentielle renommée de sculpteur lui avait permis d'acheter, le jeune disciple du Momo voyait se détacher sur les murs quelques spectres holographiques, peints ou sculptés à la manière d'un bas-relief, Dominer sa peur, dit-on aux jeunes adolescents, c'est l'apprivoiser. Rimbaud fixe des vertiges, soit. Duprey capture la pulsion de mort qui nous habite, se refuse au commerce attirant de l'iconoclastie, défend même, au moment de mourir, le sens de sa disparition à la compréhension des gens pas cons mais pas cultivés non plus. Duprey sait que nous savons. Sans doute ne savait-il pas que nous saurions qu'il savait que nous savions qu'il savait, comme une permission que nous prendrions pendant la bataille de son œuvre contre notre conscience.
II
C'est dans le contexte de la mort bâclée de Jean-Pierre Duprey, fait d'ailleurs sans précédent en 1959, que Maurice a peur du noir fut révélé à son auteur, pensé puis écrit.
Parcourant l'avenue du Maine le 2 octobre 1959 pour se rendre à un cours de danse, Jean Creyroux du Plessis, regrettant sans le dire de n'avoir jamais mis les pieds dans une authentique konditorei viennoise et ayant le projet encore évasif de tuer quelqu'un dans la journée, fut alerté par un cri d'effroi, celui de Jacqueline découvrant le corps de son pendu d'amoureux, pesant et marbré et encore agité par des convulsions indolores. Arriviste exalté, faucheur d'intimité, mécène héroïque d'un grand moment de petite histoire littéraire française, Jean Creyroux du Plessis eût pu l'être. Non, Jean fut discret, s'effaça dans son cours de danse qui commençait alors deux maréchaux et un duc plus loin. Plus tard, Jean apprendra que le cri entendu commémorait, pour ainsi dire, la mort d'un grand poète rouennais. Naquit alors en lui le sentiment d'être passé à côté de la gloire substantielle qu'on voue aux témoins importants. Jean regrettait de n'avoir pas été l'arriviste exalté, le faucheur d'appendices d'une intimité de couple, le mécène héroïque d'un grand moment de petite histoire littéraire française. C'est ce regret qui vous est adressé, lecteurs, dans Maurice a peur du noir, qui paraît aujourd'hui aux éditions Rêves de femmes dans la collection Pensées d'hommes. Regret adressé à Jean-Pierre Duprey, aussi, qu'une coquille du service éditorial transforma bien vite en Maurice, désastreux miracle pour les éditions Rêves de femmes, dont le courage et le militantisme dans le milieu underground des confessions et récits de vie authentiques et éducatifs convenant aussi bien aux jeunes gens désireux de connaître leur histoire qu'aux vétérans curieux des débats encore vifs que soulèvent certains points de vue et cela à un prix abordable pour toutes les bourses, dont le courage et le militantisme, disais-je, n'est plus à démontrer. L'activisme des auteurs choisis est à la hauteur de celui de la maison ; en effet, J. C. du P., homme de plusieurs vies, fut un grand acteur polymorphe, tantôt Panone masculinisée dans la version gay de la Phèdre de Racine, tantôt quatrième patricien pour la première du Caligula d'Albert Camus, puis gymnaste maudit du petit écran dans Résurgences, énigmatique prestidigitateur enfin, dont le secret de 40 ans ne fut révélé au cabaret La Glousse Molle qu'à la faveur d'un malencontreux incident d'éclairage.
Jean Creyroux du Plessis est décidément un ambitieux. Fort d'une passion inusable pour les sciences occultes et d'une aisance évidente pour l'exercice de la note de synthèse universitaire, l'homme a de quoi surprendre. « Le projet initial était de présenter la figure de Duprey à travers ses visions et ses cauchemars éveillés. Mais très vite, je me suis rendu compte qu'un tel sujet excluait l'hypothèse centrale du présent ouvrage : celle que Duprey avait peur du noir. [... ] En fin de compte, Duprey, en permanence entouré par la ténèbre et ses frustrations de velours sur un sommier de fer, a peur à peu près tout le temps. Il sourit peu et les gens qui le côtoient le trouve régulièrement « de mauvaise mine ce matin », « très cerné pour un artiste », « extrêmement apeuré au contact des interrupteurs à minuterie des toilettes du café de la place Blanche » ou encore « d'une ignorance enfantine quand il parl[e] de la mort. » » Mais le courage d'un frère de plume suffit parfois à rembourser la dette d'un aîné maladroit. Et Duprey, de sa merveilleuse Forêt des Morts, membre permanent d'une trinité que complètent Jarry et Artaud (élu au fauteuil qu'un Ducasse pas assez lu avait laissé vacant) vous remercie Jean Creyroux du Plessis. Nous ne pouvons supposer qu'il ne partage pas notre enthousiasme à la lecture de votre livre.
La portée médiatique de la mort de Duprey fut minime. Le jeune poète, que beaucoup ont décrit comme absent de lui-même, effacé derrière des schizophrénies oppressives, n'est pas revenu de sa mort plus célèbre qu'avant. Il eut le mauvais goût d'être très peu spectaculaire. Un fait divers en public est une bombe. Un fait divers dans un atelier est aussi anecdotique qu'un « passe-moi le sel » dans une cantine municipale. Il s'est pu que la sombre ironie qui le caractérisait et la dérision la plus totale qu'il manifestait envers le monde lui soufflassent le titre de son dernier recueil : La Fin et la Manière . Il s'est aussi pu que le moyen ignare, le petit homme narquois qui surveille sa nouvelle voiture à travers des rideaux de dentelle ou le gens de bon fond mais d'une impénétrable inculture n'aient rien su de ce trait stylistique de la personnalité du jeune homme.
Nous, rois généreux de terres anguleuses, inaccessibles, rois dépoussiéreurs de couvertures indécouvertes, de livres non-lus, d'inédits non-advenus, les en pardonnons. Pour eux, pour la presse, pour les hommes de tête et les désespérés sonores, en un mot pour toute une foule hétéroclite aux raisonnements et méthodes critiques pas attachés à la biographie d'un auteur ni à ses textes, ce titre donné par Duprey, en regard du peu de brio de sa performance sacrificielle, semble motivé par la volonté futile de brader sa postérité à l'exploitation des outils du mythe plutôt qu'à ses livres et à ses sculptures.
Si Rimbaud fut voyant (on le dit), Duprey fut savant. (Laissez-moi parler en français féodal, qui essouffle le verbe et sécurise son action, c'est une juste reconnaissance pour un homme de peu d'orthographe et de peu de grammaire comme Duprey que d'être célébré dans la langue universitaire.) Au centre du grand atelier de l'avenue du Maine qu'une tardive et confidentielle renommée de sculpteur lui avait permis d'acheter, le jeune disciple du Momo voyait se détacher sur les murs quelques spectres holographiques, peints ou sculptés à la manière d'un bas-relief, Dominer sa peur, dit-on aux jeunes adolescents, c'est l'apprivoiser. Rimbaud fixe des vertiges, soit. Duprey capture la pulsion de mort qui nous habite, se refuse au commerce attirant de l'iconoclastie, défend même, au moment de mourir, le sens de sa disparition à la compréhension des gens pas cons mais pas cultivés non plus. Duprey sait que nous savons. Sans doute ne savait-il pas que nous saurions qu'il savait que nous savions qu'il savait, comme une permission que nous prendrions pendant la bataille de son œuvre contre notre conscience.
II
C'est dans le contexte de la mort bâclée de Jean-Pierre Duprey, fait d'ailleurs sans précédent en 1959, que Maurice a peur du noir fut révélé à son auteur, pensé puis écrit.
Parcourant l'avenue du Maine le 2 octobre 1959 pour se rendre à un cours de danse, Jean Creyroux du Plessis, regrettant sans le dire de n'avoir jamais mis les pieds dans une authentique konditorei viennoise et ayant le projet encore évasif de tuer quelqu'un dans la journée, fut alerté par un cri d'effroi, celui de Jacqueline découvrant le corps de son pendu d'amoureux, pesant et marbré et encore agité par des convulsions indolores. Arriviste exalté, faucheur d'intimité, mécène héroïque d'un grand moment de petite histoire littéraire française, Jean Creyroux du Plessis eût pu l'être. Non, Jean fut discret, s'effaça dans son cours de danse qui commençait alors deux maréchaux et un duc plus loin. Plus tard, Jean apprendra que le cri entendu commémorait, pour ainsi dire, la mort d'un grand poète rouennais. Naquit alors en lui le sentiment d'être passé à côté de la gloire substantielle qu'on voue aux témoins importants. Jean regrettait de n'avoir pas été l'arriviste exalté, le faucheur d'appendices d'une intimité de couple, le mécène héroïque d'un grand moment de petite histoire littéraire française. C'est ce regret qui vous est adressé, lecteurs, dans Maurice a peur du noir, qui paraît aujourd'hui aux éditions Rêves de femmes dans la collection Pensées d'hommes. Regret adressé à Jean-Pierre Duprey, aussi, qu'une coquille du service éditorial transforma bien vite en Maurice, désastreux miracle pour les éditions Rêves de femmes, dont le courage et le militantisme dans le milieu underground des confessions et récits de vie authentiques et éducatifs convenant aussi bien aux jeunes gens désireux de connaître leur histoire qu'aux vétérans curieux des débats encore vifs que soulèvent certains points de vue et cela à un prix abordable pour toutes les bourses, dont le courage et le militantisme, disais-je, n'est plus à démontrer. L'activisme des auteurs choisis est à la hauteur de celui de la maison ; en effet, J. C. du P., homme de plusieurs vies, fut un grand acteur polymorphe, tantôt Panone masculinisée dans la version gay de la Phèdre de Racine, tantôt quatrième patricien pour la première du Caligula d'Albert Camus, puis gymnaste maudit du petit écran dans Résurgences, énigmatique prestidigitateur enfin, dont le secret de 40 ans ne fut révélé au cabaret La Glousse Molle qu'à la faveur d'un malencontreux incident d'éclairage.
Jean Creyroux du Plessis est décidément un ambitieux. Fort d'une passion inusable pour les sciences occultes et d'une aisance évidente pour l'exercice de la note de synthèse universitaire, l'homme a de quoi surprendre. « Le projet initial était de présenter la figure de Duprey à travers ses visions et ses cauchemars éveillés. Mais très vite, je me suis rendu compte qu'un tel sujet excluait l'hypothèse centrale du présent ouvrage : celle que Duprey avait peur du noir. [... ] En fin de compte, Duprey, en permanence entouré par la ténèbre et ses frustrations de velours sur un sommier de fer, a peur à peu près tout le temps. Il sourit peu et les gens qui le côtoient le trouve régulièrement « de mauvaise mine ce matin », « très cerné pour un artiste », « extrêmement apeuré au contact des interrupteurs à minuterie des toilettes du café de la place Blanche » ou encore « d'une ignorance enfantine quand il parl[e] de la mort. » » Mais le courage d'un frère de plume suffit parfois à rembourser la dette d'un aîné maladroit. Et Duprey, de sa merveilleuse Forêt des Morts, membre permanent d'une trinité que complètent Jarry et Artaud (élu au fauteuil qu'un Ducasse pas assez lu avait laissé vacant) vous remercie Jean Creyroux du Plessis. Nous ne pouvons supposer qu'il ne partage pas notre enthousiasme à la lecture de votre livre.