Mélancolie douce de Patrick Dubost par Julien Le Gallo
La force des textes de Patrick Dubost tient souvent à la simplicité de leur dispositif. Dans ) le corps du paysage ( et ) dans la neige ([1], l’inversion des parenthèses creusait le récit de vides aux conséquences perceptives aussi étranges qu’imprévisibles. Dans Mélancolie douce, écrit pour le théâtre, l’auteur supprime noms des personnages et tirets. Impossible de déterminer la plupart du temps qui parle et pour combien de temps. Ruisselante, la parole est fractionnée en strophes de longueur inégale, dessinant tantôt un dialogue, tantôt un monologue, dont on ne sait pas toujours s’il faut l’attribuer à un personnage ou à un sujet poétique. La question est directement posée par le texte dans l’une de ses premières sections :
« Quelle est donc cette voix
qui se démultiplie
et dit à plusieurs voix
ce que dit par une seule ? »
On aimerait citer pour décrire Mélancolie douce la proposition du Manifeste pour un théâtre moderne : « C’est un poème à plusieurs voix ; ou bien c’est une seule voix qui veut en faire plusieurs »[2].
La destination scénique du texte est cependant explicite et on pourrait même dire, en un sens, que Mélancolie douce est le livre qui, dans la production récente de l’auteur, se rapproche le plus d’une vraie pièce : s’il n’y a ni actes, ni scènes, les différentes sections du texte ne constituent pas, selon son habitude, un ensemble de fragments « permutables et facultatifs » dans lequel un metteur en scène pourrait piocher librement[3] mais s’enchaînent au contraire de manière linéaire. Des personnages, qui ne le sont peut-être que « du bout des doigts / ou d’un bout de la voix », se présentent successivement ; caractérisés et essentiellement féminins (il y a celle qui dort le jour, la boulangère, la fille de sept ans qui aime les armes à feu...), ils entrent en dialogue, se racontent des histoires et finissent même, à force de tirer dans le vide, par en composer une. Le texte ne cesse par ailleurs de faire référence aux éléments du théâtre (lumière, décor, marionnettes affectionnées par l’auteur...)[4] et d’interroger les conventions du genre – en particulier celle qui consiste à tenir pour vrai tout ce qui est dit sur scène. Le dispositif du texte provoque néanmoins un effet de brouillage :
« Qu’est-ce qu’on a perdu ?
Quelque chose.
Quoi ?
Rien de grave.
On va en trouver
une autre.
Une ?
Les mots ne rêvent
pas plus que les yeux
de ceux dont ils voudraient
cerner l’étrangeté. »
Dans son détail comme dans sa structure, le texte désoriente. Là où le titre laisse escompter un recueil de poésie élégiaque, le livre propose une pièce de théâtre, dont l’intérêt dramatique est relancé quand il pourrait être perdu, et distendu par des digressions sous formes de litanies ou d’aphorismes enchâssés à chaque fois que le lecteur pourrait se laisser happer par une histoire :
« On dit malgré soi
On dit comme on peut
On dit puis
des fois on regrette. »[5]
Là est sans doute l’explication du titre d’une œuvre, en réalité profondément drôle dès son injonction initiale à ne pas rire, mais qui semble baignée dans une atmosphère cotonneuse à tel point son genre est inassignable. Le retrait systématique sur les vers qui suivent le premier de chaque strophe participe sans doute également à cette impression : sans prises à gauche, attaqué par le blanc à droite, le texte suit avec fragilité la courbe de ses coupes jusqu’au « NOIR » final[6].
« On n’a rien raconté », dit le texte. Autant dire que c’est bien une pièce de théâtre qui a eu lieu, jouant, comme les plus grandes, du pouvoir illusionniste de la représentation théâtrale. Ou un poème mis en pièces et en espace, après tout, puisque le texte ne cesse de déjouer les attentes et d’inventer de nouveaux modes de lecture à mesure qu’il se crée. Ou on ne sait pas trop quoi, en fait, mais on sait que c’est son caractère inqualifiable qui fait l’intérêt principal de ce court mais fort texte.
[1] Également parus chez la rumeur libre en 2008 et 2011.
[2] Manifeste pour un théâtre moderne, Color Gang, 2004.
[3] Voir par exemple Ego non sum sed vos amo, paru en avril chez Color Gang.
[4] « Elle est morte ?
Dans l’immédiat oui. (…)
Qu’est-ce qu’on en fait ?
Elle devient un élément du décor. »
[5] Certaines sections pourraient de fait être lues séparément (ainsi la section 24, parue dans Ouste n°21), voire carrément signées par Armand :
« J’ai dit à mon ego
qu’un peu d’air lui ferait
plus que du bien mais il
m’a jeté et il m’a
répondu qu’il me
faudrait plus d’énergie
pour être convainquant. »
[6] La typographie de ce dernier terme est exemplaire de l’ambiguïté générique du livre. Détaché du corps du texte par les capitales, il n’est pas non plus placé dans une position de hors-texte comme l’aurait fait l’italique. On ne sait dès lors s’il faut le lire comme une indication scénique (et ce serait alors la seule) ou de manière littérale (ce que semble pourtant démentir la tonalité plus claire des dernières phrases).