Mères douloureuses de Philippe De Georges
Chacun de nos visiteurs le sait, on trouvera bien peu d’essais sur ce site et encore moins d’essais relevant de ce qu’on appelle les sciences humaines.
Ce livre fait exception.
D’abord parce que le psychanalyste qui l’a écrit s’adresse à un bien plus large cercle que celui de ses pairs, ensuite parce qu’il est aussi un écrivain et un grand lecteur des poètes, ce qui se vérifie bien au-delà des citations.
La psychanalyse est de plus en plus vilipendée par toute une cohorte d’évaluateurs, d’administrateurs et autres ministres, de prétendus neuro-scientifiques, épris de chimie, de chiffres, de vitesse et de chiromancie ; Philippe De Georges leur répond de la plus belle des manières en faisant pénétrer son lecteur non pas dans les misérables et croustillants secrets du divan mais en présentant des personnes en train de s’analyser, d’autant plus vraies et comprises de nous que le travail de la fiction est annoncé d’emblée, dès les trois titres : La mendiante et le grain de blé, La fiancée du Pharaon et La Joconde et Lilith ; Philippe De Georges ne nous raconte pourtant pas d’histoires, comme Lacan il dit la vérité, celle qu’on ne peut dire toute et qui ne connaît pas d’arrêt.
De Breton à Prigent, beaucoup de poètes ont lu les psychanalystes, voici maintenant des écrits de psychanalystes qui lisent Breton et Prigent, les poètes et les autres feraient bien de les lire aussi.
Ci-dessous, un extrait de l’introduction.
Surprise
Un collègue qui dirigeait un centre de soins pour toxicomanes, Francesco Hugo Freda, racontait un jour sa rencontre avec un jeune consultant. Celui-ci s’assied face au spécialiste auquel on l’a adressé et se présente : « Je suis toxicomane ». L’analyste répond tout à trac : « Qui te l’a dit ? » Voilà quelque chose qui déconcerte, qui prend à contre-pied l’évidence annoncée. Certes, ce jeune homme est là parce qu’il prend des drogues. Ceux qui l’ont adressé dans ce centre savent de quoi il retourne. Il est donc là, et attend sans doute que son vis-à-vis donne suite et réponde, en toute logique : « Oui, tu es toxicomane et, moi, je suis le spécialiste de la toxicomanie… » Or, ce qui lui revient alors de l’autre, c’est ce surprenant : « Qui te l’a dit ? » Quel est l’Autre qui te nomme, t’étiquette, te baptise ? Auprès de qui, pour qui, es-tu à cette place, rangé, épinglé comme un papillon chez l’entomologiste ? Dans quelle pièce de théâtre joues-tu ce rôle ?
La réponse de l’analyste – qui n’est pas un truc, une recette – rompt le jeu établi, barre la route à la répétition, à l’automatisme des places, au mécanisme du « tout est écrit ». Le sujet qui est là est convoqué, du coup, à nommer ses partenaires de jeu, à dire quel scénario le guide, quels signifiants l’agissent à son insu. Une distance est mise entre lui et le mot qui le nomme : il cesse d’être réduit à l’étiquette qu’il porte pour la société. Et Dieu sait combien nombreuses sont ainsi les formules qui vous assignent à une place : enfant hyperactif, délinquant mineur, caractériel, élève en échec scolaire… Et comme il est tentant et facile de se tenir une fois pour toutes à cette place où l’on est reconnu. Changer, c’est une autre paire de manches. Ne pas être là où l’on vous attend, surprendre, se dessaisir, se déprendre, comme c’est difficile ! Oui, rien n’est plus difficile que de soutenir que « Tout n’est pas écrit », que la voie n’est pas tracée d’avance, que la possibilité du changement existe.
La manœuvre de notre collègue analyste rend possible un remaniement subjectif : celui qui se calait confortablement (même s’il souffre de sa toxicomanie !) dans le statut de toxicomane se trouve soudain en position de parler pour son propre compte. Ce n’est plus au titre de spécimen d’une classe, d’échantillon d’une catégorie problématique, qu’il est attendu. C’est un sujet, dans sa singularité, dans son histoire propre qui peut, s’il en accepte l’offre, sortir de la passivité de sa position et parler par lui-même et de lui-même. Cette façon de redistribuer les cartes et de refuser la règle d’un jeu itératif et funeste produit un renversement dialectique. L’analyste met le sujet en mesure de voir à quelle comédie il se prête et quelle part il y prend. Freud avait agi ainsi avec une jeune fille venue se plaindre auprès de lui, en toute innocence, du jeu tordu dont elle se sentait être victime. « Regarde […] quelle est ta propre part au désordre dont tu te plains ».
Il y a, dans la pratique analytique, quelque chose qui évoque la stratégie du joueur d’échecs. Il faut en effet quelque ruse et quelque invention, pour ne pas laisser le ronron convenu s’établir et se répéter sans cesse. L’inattendu d’une réponse peut être ce qui donne chance à un sujet pris dans les rets d’une conduite mortifère, de regarder sa vie d’une façon nouvelle. L’enjeu est de pouvoir passer de la plainte et de la jouissance morbide à l’interrogation sur soi et à l’action sur sa propre existence. Quelque chose se répète à mon insu. Les situations reviennent, presque à l’identique. Les mêmes scènes se rejouent, avec les mêmes résultats. Ce qui stagne et m’enferme dans cette prison, c’est bien quelque chose en moi qui fait appel au déjà connu, à ce qui est joué d’avance. ..
(...)