Métamorphiques de Luc Bénazet par Myriam Suchet
Si vous lisez ceci, vous avez peut-être déjà une certaine pratique des ouvrages de Luc Bénazet. Ce qui ne revient pas à dire que vous en auriez une habitude de lecture puisqu’il s’agit précisément de s’en défaire, comme le soulignait très justement justement Emilien Chesnot à propos de La Masse forêt (P.O.L, 2023).
Son dernier livre, Métamorphiques (POL, juin 2024), ne ressemble pas aux précédents bien que l’on y retrouve certains principes fondamentaux, dont celui de la structure qui se dessine nettement. Pour le reste, je ne peux que livrer mes hypothèses et impressions – en vous suggérant d’y confronter les vôtres. Je ne doute pas que vous éprouverez vous aussi qu’il se passe là quelque chose comme une exaltation – ce que remarquait déjà Éric Houser à propos d’Articuler (Nous, 2015,).
Métamorphiques se compose, donc, de deux parties. La première, celle qui commence « parlafin », dispose 6 x 9 poèmes de 2 x 8 lignes dont la dernière ligne est plus courte. Les lignes supérieures, qui mesurent environ 10 centimètres, continuent « laprogression » (p. 25) jusqu’au bout de la page (ou presque, puisqu’aucune n’est justifiée – du moins, pas à droite). Cette configuration m’apparait comme une forme d’octogrammes superposés page après page. La métamorphose résiderait-elle dans cette répétition-variation aussi patiente que désespérée ? Car l’enjeu principal me semble là : éviter la catastrophe, c’est-à-dire ce qui est déjà là, bien davantage que ce qui risque d’arriver. Pour « sortir de lornière » (p. 37) il s’agit de (se) défaire les « deséchelons de soi » (p. 28), qui s’articulent aux manières de formuler et de nommer. Parviendrons-nous un jour à échapper à ces rets qui nous enferment dans le discours comme en nous-mêmes ? On aimerait bien le savoir – et l’exergue le souligne en suggérant un mode d’emploi : « parquoi discerner le futur » (p. 7, non paginée).
Mais voilà : loin de répondre à cette question, le livre semble s’employer à en prouver l’inanité, sinon la dangerosité. Comme l’autre livre des transformations, il résiste à la gouvernementalité algorithmique par laquelle on colonise l’à-venir et le pas-encore au moyen des données du passé. Car le Yi king ne permet pas de prédire l’avenir, quoiqu’en aient nombre d’orientalistes du dimanche (le calendrier ayant toute son importance ici). En effet, la combinatoire des hexagrammes n’anticipe pas un déroulement de la frise du temps : elle donne à lire les mutations en germe dans un présent qui spirale à toute allure. Car si tout ce qui est « aupassé se présente auprésent » (p. 27), rien n’autorise à inféoder les possibles au nom de ce qui s’est présenté dans le passé. La seule manière d’échapper à la prison ou à la maladie de soi-même, « daccéder à sa porosité rêvée » (p. 31), c’est de ne pas vouloir deviner qui l’on pourrait devenir. Mais comment résister à la tentation de reconduire ce que l’on sait déjà pour essayer de discerner ce qui sera ? Comment ne pas anticiper la fin de la phrase ou de l’histoire, en y projetant ce qu’on a déjà lu ? En se prenant de vitesse jusqu’au vertige et à la collision. C’est en tous cas l’expérience de lecture proposée par ce livre, comme le prouvent les quelques citations ci-dessus et comme l’expose explicitement la page 69 : « Les vitesses delecture sont modifiées ». Même le présent de vérité générale n’en sort pas indemne et se trouve lui aussi discrètement mais sûrement accéléré : « Les séparations cest larchitecture » (p. 36), « Lemental est conservateur » (p. 41) ou encore « Nicher dans lhorloge constitue unproblème » (p. 49). La quatrième de couverture l’annonce, d’ailleurs, dans son efficace sobriété : « Limportant était cette temporalité que le calendrier nerègle plus ». On repère tout de même quelques périodes dénombrées en mois et semaines, on voit se former « lamatière dun récit possible » (p. 35), une histoire racontée avec pudeur dans « laprècoup » (p. 32), des bribes d’autres histoires encore, européennes et historiques.
Et puis, tout s’arrête. La seconde partie, qui est elle-même double et traversée d’échos, s’intitule « Sympathie des semblables 1&2 ». Avec elle, la rupture passe à l’acte. D’autres voix se font entendre qui n’articulent plus du tout de la même manière. Des traits verticaux tracent des corridors où la vitesse accumulée dans la première partie vient se fracasser. Si le principe de variation-répétition joue ici aussi (jusqu’à la reprise de deux octogrammes doubles en italiques p. 81-82), l’accélération cède la place à d’autres procédés qui sortent pour de bon de « lamoulure » (p. 35) des mots qui explosent « et dsipers e le s » (p. 89) ou « dsiperse » (p. 93) en « sylla bah » (p. 79). Il est donc plus difficile de suivre, et c’est une bonne nouvelle : sortir pour de bon de l’espace-temps de la ligne, c’est basculer dans la dispersion ingouvernable, l’émiettement irrécupérable du commandement de la parole. Ce qui surgit alors, c’est une égalité qui pose justice = liberté par-delà toute temporalité, dans le conditionnel d’un présent résolu qui donne son point d’orgue à l’opus : « serait collectif, ce jour » (p. 97).
Sans chercher à prédire le futur, il semble assez probable que les lendemains ne chanteront pas. Cela n’empêche pas qu’il « Ilya des joies » (p. 22) bien présentes – dont celle de lire Métamorphiques : ne vous en privez pas.