Métastase, Alain Le Beuze par Marie-Hélène Prouteau
Alain Le Beuze a composé une œuvre poétique importante, de plus de trente recueils publiés, entre autres, chez Apogée, Folle avoine. Il a réalisé aussi de nombreux livres d’artistes. Il a fondé la revue Poésie-Bretagne avec Paol Keineg et Denis Rigal. Et collaboré aux revues La Canopée, Europe, la Revue des Belles Lettres.
Ce nouveau recueil reprend en fait divers textes publiés sur plus de vingt ans. Qu’est-ce qui fait l’unité de textes comme « Fontaines », série de poèmes en prose, « Stase », longue suite de vers brefs consacrés à la mort du compagnon dans les terribles années sida ? Ou bien le texte « Turbulences du signe » qui porte sur sa conception de la poésie transformant l’être-poète « en géologue » de lui-même ? Par-delà les différences formelles, une même thématique se dégage, celle du désenchantement et de « l’ardente solitude », pour reprendre le titre de Sandro Penna, poète italien cité en exergue de la partie « L’autre ».
Le désenchantement est au cœur du très beau texte « Fontaines ». Il s’agit de variations autour d’une sorte de lieu-matrice, la fontaine, espace social blotti au sein de la nature et tombant en désuétude. Paysage jamais nommé, pas plus que les êtres qui traversent ce recueil, c’est un lieu sorti d’une histoire sans âge. Il est peuplé de sculptures de pierre, de saints et d’eaux guérisseuses, sacrales, envahi par les ronces. Tout se joue ici sur le mode du nevermore, des croyances perdues sous les coups de butoir du progrès. Perte du sens dû à la violence de l’Histoire que rend sensible la femme sans nom venue chaque jour à la fontaine mais qui ne prie plus. À quel ciel se vouer, en effet, quand la guerre et ses tranchées lui ont ravi son amour, son « Jean » ? Un nom simple, un nom banal pour un amour anonyme. On n’en saura pas plus mais l’écriture d’Alain Le Beuze prend toute sa force de la perfection de cette retenue. Autre moment fort attestant ce désenchantement : le jeune homme qui vient secrètement s’y baigner, totalement nu, espérant se voir guérir d’une maladie de peau. Scène hautement symbolique de mise à nu. Mais l’eau lustrale a perdu ses vertus. Comme souvent dans l’univers d’Alain Le Beuze les êtres portent leur moi tissé d’ombres et de « blessures anciennes » dans une solitude extrême.
À partir de « Stase » le chant s’amplifie et atteint ce que le poète appelle dans son avant-propos le « lieu-poème ». Alain Le Beuze trouve le lieu et la formule en évoquant la mort de son ami. Si présent dans ce recueil, le corps, sensuel, aimant, désirant fait alors place au corps de l’être aimé souffrant, malade et sombrant dans l’agonie qui interdit tout dialogue avec lui :
ton corps ne répond plus
qu’aux interrogatoires de la douleur
tu m’exclus
de tes monologues
parole confisquée
reléguée aux souvenirs
sous l’ombre des pinèdes
dans nos étés fous
La dramatique période du sida nous est rappelée ici dans des vers brisés, heurtés, bouleversants. Fait retour, plus que jamais, le lien du sexe à la mort. Eros et thanatos. Avec le mot « métastase », le titre convoque le motif de la prolifération de cellules malades, irrigue ainsi en profondeur le recueil. Car les ronces et les lierres envahissant ici et là les arbres, les champs, les maisons font travailler la métaphore végétale d’une invasion mortifère. Celle qui se déploie dans le texte « Abandons ». L’exode rural y charrie le sentiment de la déréliction et le cortège des inéluctables pertes qu’il entraîne. Tels « les oiseaux absents / de l’enluminure de l’été ». Tel le commis de ferme pris entre le vin et la solitude. Tels ces vers saisissants : « Le pays se donne la mort », ou bien, une page plus loin :
la ferme
vendue
aux herbes,
aux ronces,
aux vents,
aux oiseaux,
à la vieillesse du ciel
qui se souvient à peine des pluies d’hiver
L’amertume du poète mêlée de colère révèle sa « fascination pour les friches et les lieux abandonnés », évoquée dans l’avant-propos.
Au fil des deux derniers textes, « L’autre » et « Grenze im Schnee » apparaît une renaissante tendresse en forme de défi et d’espérance dans le « poème du corps ». Dans un espace sans frontière – « grenze »-, le chant de la vie et du désir pour l’autre peut reprendre ses droits.
Dans cette longue rêverie qu’est Métastase, le poète exorcise sa solitude. L’écriture est la ressource qui permet d’alléger la mort et la blessure et fait résonner au plus profond l’image insolite et superbe du dernier vers capable « de ramender les lumières orphelines ».